Dans la « jungle » de Calais, le 23 octobre, veille de son démantèlement. | Antonin Sabot / « Le Monde »

Celui-ci fait sa lessive, essorant sa veste pleine de mousse dans un bac improvisé posé à même le sol boueux. Pendant que son linge sèche, celui-là se rase tranquillement. Sur la dune, assis sur une chaise au soleil, cet autre se fait couper les cheveux. Ceux-là, en cercle, sont en train de jouer à un drôle de jeu où des bouchons en plastique verts ou jaunes font office de pions.

Hormis un nombre de journalistes un peu plus important que d’habitude, ce dimanche 23 octobre a commencé comme un jour habituel pour les quelque 6 400 migrants qui vivent dans l’immense bidonville qu’est la « jungle » de Calais. Ce sera pourtant peut-être le dernier.

L’opération de grande ampleur visant au démantèlement du camp – les services de l’Etat préfèrent parler d’une « opération humanitaire de mise à l’abri des migrants » – doit commencer lundi matin et durer, pour sa première phase, au moins trois jours.

Lire notre article sur le déroulement de l’opération de démantèlement  : « Jungle » de Calais : le démantèlement débutera lundi à l’aube

Les migrants volontaires pour abandonner leur rêve d’Angleterre, et quitter le camp, pourront embarquer dans plus de 140 bus à destination de centres d’accueil et d’orientation (CAO) répartis dans toute la France. Ils pourront, une fois dans ces lieux, se reposer, réfléchir à leur « projet migratoire », selon les termes officiels, et déposer, s’ils le souhaitent, une demande d’asile.

Dans la « jungle » de Calais, le 23 octobre, veille de son démantèlement. | Antonin Sabot / « Le Monde »

Organisation au millimètre

Soixante bus devraient partir dès lundi, emmenant 2 400 personnes, Afghans, Irakiens, Erythréens, Soudanais, échoués depuis parfois des mois sur les dunes de Calais.
L’organisation a été pensée au millimètre : « en théorie », tout doit bien se passer, soufflent les responsables, qui évoquent des départs de bus minutés, « tous les quarts d’heure dès 8 heures du matin ».

Dans la tête des migrants installés dans la « jungle », les choses semblent cependant, ce dimanche, un peu plus confuses… « Ils nous ont dit que c’est la fin de la “jungle”, c’est ça ? », croit avoir compris Amanuel, 17 ans, venu d’Erythrée, qui tremble de froid sous son pull léger en ce matin glacial. Prendra-t-il un bus demain matin pour un CAO à l’autre bout de la France ? « Moi, c’est en Angleterre que je veux aller… »

Non loin de lui, Girmay, un autre Erythréen, simples sandales de plastique aux pieds, a le regard inquiet : « Ils vont en Angleterre, ces bus dont vous parlez ? » Accroupi devant un petit jardin potager où poussent de belles tomates cerise, Mustafa, 28 ans, ingénieur ayant fui l’Irak, a bien reçu les informations diffusées ces derniers jours par les ONG. « Je ne veux plus vivre dans ce camp, mais je ne veux pas vivre en France, je n’aime pas ici. »

Dans la « jungle » de Calais, le 23 octobre, veille de son démantèlement. | Antonin Sabot / « Le Monde »

Pédagogie dominicale

Signe que peu envisagent réellement la destruction prochaine de leur village de fortune, un groupe de Soudanais est en train de cimenter un nouveau panneau indiquant une mosquée. Prendront-ils le bus ? Un jeune fait timidement oui de la tête, avant de se raviser, voyant que le reste du groupe n’est pas d’accord avec lui.

Conscient qu’il est essentiel que l’esprit et le déroulé de l’opération soient compris du plus grand nombre, les équipes de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) et de plusieurs associations ont chaussé leurs bottes ce dimanche pour faire œuvre de pédagogie dans les allées du bidonville.

« Britain, Britain », répète un vieil homme inquiet à Mourad Derbak, chef de la division Europe de l’Ofpra, qui essaie de le convaincre de partir pour un CAO. L’homme partage un cabanon avec un petit groupe de « bidounes » comme lui, des apatrides originaires du Koweït. « Vous pouvez partir tous ensemble au même endroit. C’est tout à fait possible, lui explique Mourad Derbak pour le décider. Demandez bien à rester en groupe. »

L’homme hoche doucement la tête, semblant peser le pour et le contre. Avant de poser encore plusieurs questions en arabe. « Mais toute la France est belle, ne vous inquiétez pas », insiste Mourad Derbak.

Dans la « jungle » de Calais, le 23 octobre, veille de son démantèlement. | Antonin Sabot / « Le Monde »

Expliquer, réexpliquer, rassurer

Un peu plus loin, la présence d’un traducteur pachtoune vêtu du gilet bleu des équipes du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) crée un spectaculaire attroupement. L’homme est entouré d’une nuée de jeunes Afghans aux yeux pleins de questions. Plus de 1 200 mineurs vivent dans le bidonville, ils bénéficient d’une opération de mise à l’abri spécifique : dans le cadre du règlement européen de Dublin, ceux qui ont de la famille outre-manche pourront être accompagnés directement au Royaume-Uni. Cent quatre-vingt-seize ont déjà quitté la France dans ce cadre cette semaine.

Leur rêve, ils n’osent y croire, et harcèlent le traducteur de question sur les conditions à remplir. Mais c’est aussi l’occasion pour les adultes d’obtenir plus d’informations sur le reste du dispositif : « Demain, je peux demander un bus pour Rennes ? » « Non, tu n’auras le choix qu’entre deux régions, tu ne peux rien demander de spécifique. » « Mais c’est comment dans les CAO ? »

Dans la « jungle » de Calais, le 23 octobre, veille de son démantèlement. | Antonin Sabot / « Le Monde »

Il faut expliquer, réexpliquer, rassurer, redire. « Nous avons visité 17 CAO récemment, nous essayons de leur donner le maximum d’informations sur ce que nous avons vu », explique Céline Schmitt, porte-parole du HCR à Calais, qui, avec ses interprètes, a organisé plusieurs séances d’information auprès des leaders communautaires. « Partager les informations apaise les tensions. Et permet aussi que cette opération se fasse sur la base du volontariat, explique-t-elle. C’est une question essentielle. D’ici demain, ils vont devoir prendre une décision cruciale. »

François Guennoc, vice-président de l’association L’Auberge des migrants, qui intervient dans la « jungle » depuis 2008, pense qu’il y aura des volontaires demain. Reste à savoir combien. « Ce sera bien une opération de mise à l’abri pour certains, qui ont renoncé à leur projet d’Angleterre et sont épuisés des conditions de vie ici : la boue, le froid, la violence. Et pour les mineurs isolés. Ceux-là partiront pacifiquement. Mais d’autres vont s’accrocher, et on passera par une opération de police assez violente », prédit-il. Et d’ajouter : « Tous les gouvernements depuis dix-huit ans croient que quand on détruit un camp on trouve la solution. C’est faux. »