« Pourquoi n’avez-vous pas tué Kony, lorsque vous étiez dans le bush [le maquis] ? » ; « Avez-vous tué des civils ? » ; « Comment avez-vous été accueillis par les communautés à votre retour ? » Dans la petite salle de l’Alliance française à Kampala, où des adolescents ougandais viennent de visionner le documentaire, Jonathan Littell et les trois principaux acteurs, Geofrey, Michaël et Nighty, tentent de répondre à la salve de questions qui leur sont adressées. Le réalisateur présentait mercredi 19 octobre son dernier documentaire, Wrong Elements, en présence des principaux acteurs, trois anciens otages de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA).

« Dans le nord de l’Ouganda, nous avons eu de gros problèmes avec la guerre, explique Nighty, enlevée à l’âge de 13 ans, avant de passer des années dans le bush. Mais peu de monde sait ce qui s’est passé exactement. Maintenant, avec ce film, le monde entier peut savoir. »

« Dynamique victime bourreau »

Ces ex-captifs de la LRA, devenus enfants soldats, reviennent dans ce documentaire sur les lieux de leur capture, revivant le drame avec leurs familles, mais aussi sur leurs crimes. Comme dans cet ancien camp de réfugiés, où ils se remémorent comment ils ont réussi à piller l’aide humanitaire en évitant les forces armées ougandaises (UPDF). Leurs visages se font plus graves, lorsqu’il s’agit d’évoquer d’autres atrocités qu’ils ont été forcés de commettre par leurs supérieurs. « Nous étions des soldats et les soldats doivent obéir aux ordres de leurs chefs », explique laconiquement Geofrey.

« Si j’ai choisi un sujet comme celui-ci, c’est précisément parce qu’il y avait cette dynamique victime bourreau qui m’intéressait, explique Jonathan Littell. C’est-à-dire des gens qui commencent victimes, et deviennent bourreaux, répétant les mêmes crimes qu’ils ont eux-mêmes subis. »

Dix ans après Les Bienveillantes, Jonathan Littell poursuit donc sa réflexion sur cette problématique complexe, et entend « avancer en posant un nouveau jeu de questions », sans pour autant vouloir apporter de solutions. « S’il y a des réponses qui se dégagent, ce n’est pas de moi qu’elles viendront, mais de nos amis ici », dit-il en désignant les trois témoins de son film.

« Je ne me sens pas comme un criminel »

Grand, souriant et remarquable orateur, Geofrey répond volontiers aux jeunes, souvent incrédules. Il a tué à plusieurs reprises, et évoque courageusement ces moments difficiles. « Je suis en paix avec moi-même », affirme-t-il, même s’il avoue dans le film avoir été souvent perturbé dans son sommeil par ses anciennes victimes. « Comme les autres anciens enfants soldats, je bénéficie de l’amnistie, je ne me sens pas comme un criminel », poursuit-il. Et lorsqu’on lui demande s’il se considère comme une victime de la LRA, il finit par lâcher, non sans une certaine hésitation : « Oui, parfois ».

Jusqu’où peut aller cette amnistie ? Doit-on innocenter un haut dirigeant de la LRA, Dominic Ongwen, aujourd’hui poursuivi devant la CPI pour soixante-dix chefs de crimes de guerre et crimes contre l’humanité, au nom du fait qu’il a lui-même été enlevé alors qu’il avait 10 ans ? Pour Michaël, plus discret que ses deux compagnons, la réponse est sans appel : « Si j’ai pu bénéficier de l’amnistie, alors Ongwen doit être amnistié ! »

Certains affirment avoir été relativement bien accueillis dans leurs communautés à leur retour. Nighty avoue connaître toujours des difficultés. « Tout le monde pleurait. C’était vraiment douloureux. La guerre a affecté tout le monde. Il y avait ceux qui étaient dans le bush, mais il y avait aussi les civils, dans les camps, qui étaient attaqués. »

Antagonisme nord-sud

Nighty a eu un enfant avec Joseph Kony, le leader de la LRA toujours recherché. Comme de nombreux autres enfants nés dans le bush, celui-ci souffre aujourd’hui de discriminations, preuve que l’amnistie offerte aux combattants de la LRA n’a pas totalement apaisé les tensions.

Plus inquiétant encore, l’antagonisme nord-sud en Ouganda, qui a créé les conditions de la naissance de la LRA et d’autres groupes armés n’a jamais réellement cessé, selon Jonathan Littell.

« Si la guerre n’est pas née de la marginalisation [des populations du Nord], elle l’a entretenue, et celle-ci entretient elle-même le manque de développement, les violences sporadiques, la criminalité… Aujourd’hui, il y a des remous dans le Nord et des rumeurs de nouvelle rébellion. Il y a ces générations qui montent sans éducation et qui pourraient facilement faire le lit d’une nouvelle aventure militaire. La situation est dangereuse. »

Geofrey qui, depuis son retour, a brillamment poursuivi ses études et se destine à être professeur, estime également que l’éducation est la question prioritaire. « Parmi ceux qui reviennent du bush, beaucoup n’ont plus de familles et ne peuvent payer leur scolarité. Je pense que si cela continue comme cela, il risque d’y avoir de nouveau des problèmes. S’ils ne reçoivent pas d’éducation, ils ne vont jamais retrouver le chemin d’une vie normale. »

Gaël Grilhot, contributeur Le Monde Afrique, Kampala (Ouganda)