Aline Zalko pour M Le magazine du Monde

Elle apparaît soudain, comme une ombre, une couronne de cheveux gris entourant un visage de poupée, tendant une main fine, presque diaphane. Anne Rice, l’auteure aux 100 millions d’exemplaires vendus (notamment ceux de la saga « Chroniques des vampires »), vit dans une immense pièce, au deuxième étage de sa villa de Palm Springs, où trônent une télévision et, sur des étagères, de petites maisons miniatures et des statues de séraphins rapportées du Brésil. Partout sur les murs, les tableaux naïfs et colorés de son mari, Stan Rice, mort en 2002. Dans le jardin, des fleurs dont elle surveille la pousse avec attention et une piscine où elle ne plonge jamais. Le 4 octobre, elle fêtait ses 75 ans avec quelques amis et son fils Christopher, lui-même écrivain célébré, animateur d’un show sur Internet et homosexuel militant.

Cette maison sanctuaire surchargée de bibelots, elle l’a achetée pour se rapprocher de Christopher, avec qui elle termine un livre écrit à quatre mains. Mais aussi parce que sa santé (un zona et une paralysie faciale en début d’année) exigeait du soleil, ce même soleil fatal à ses héros vampiresques. Tous les jours, elle reçoit l’aide de Becket, un moine bénédictin défroqué qu’elle a rencontré à La Nouvelle-Orléans, devenu depuis son assistant personnel. Elle ne bouge plus beaucoup de cette riche et un peu triste banlieue de Palm Springs, en plein désert californien, où elle s’est installée en 2004. Elle a même mis de côté sa tardive passion pour les voyages (« la seule chose pour laquelle j’ai été contente de gagner de l’argent ») parce que aujourd’hui, à son âge, continuer de voyager, ce serait voler du temps à Lestat.

Le vampire le plus célèbre du monde

Lestat de Lioncourt. Après Dracula, et avant Edward Cullen, le héros de « Twilight », le vampire le plus célèbre du monde. Au départ, il n’est qu’un personnage secondaire dans le premier livre qu’elle consacre aux buveurs de sang : Entretien avec un vampire, paru en 1976, traduit en français en 1978, et adapté à l’écran par Neil Jordan en 1994, avec Tom Cruise, Brad Pitt et Kirsten Dunst. Avec le deuxième ouvrage, Lestat le vampire (1985), il devient son héros fétiche. Sombre, amoral, diabolique, déchiré entre son présent de vampire et son passé d’humain, entre le mal qu’il prend plaisir à faire et le bien qui vibre encore en lui, entre sa toute-puissance et l’amour qui le fragilise. « Je croyais en avoir fini avec lui. Mais il m’est revenu, avec de nouvelles idées. Lestat est pour moi plus vivant que bien des gens. » Prince Lestat, publié le 13 octobre en France (il était sorti aux États-Unis en 2014), lui redonne vie après onze ans d’absence. Un autre ouvrage, Prince Lestat and the Realms of Atlantis, sortira le 29 novembre aux Etats-Unis.

Aline Zalko pour M Le magazine du Monde

Ce vampire, elle l’a rêvé et créé envoûtant, séduisant, charnel, séducteur bisexuel, tourmenté… à l’origine de cette passion pour l’hémoglobine, la vision d’un film obscur, La Fille de Dracula (de Lambert Hillyer, 1936), où la scène de séduction d’une jeune femme par un vampire l’avait profondément troublée. « C’était magique, incroyable. Il y avait tout là-dedans : le désir, le refus, la peur de s’accepter… Plus tard, je me suis demandé ce que ce vampire pouvait avoir à dire sur la vie et la mort. » Lestat révolutionne l’image du buveur de sang, il lui donne de nouveaux galons dans la pop culture. Finies la canine irresponsable, la morsure animale, la créature terrifiante : « Pour moi, ce ne pouvait être que délicieux et érotique d’endosser la personnalité d’un autre et de le transformer. » Sans Lestat, il n’y aurait eu ni « Twilight » ni « True Blood », héritiers qu’elle avoue apprécier

Dissimule-t-elle derrière son extrême courtoisie, les sandwichs au concombre et les petits gâteaux servis dans une argenterie étincelante les troubles dont elle irrigue ses héros ? La voix, douce, parfois s’enflamme… Le besoin d’écrire est né à l’ombre du pire drame de sa vie. En 1972, son mari Stan et elle perdent leur petite fille, emportée par une leucémie. Elle ne sortira du désespoir qu’en se lançant dans l’écriture d’Entretien avec un vampire. « Bien sûr, il y a là un lien très profond. Mais je n’en étais absolument pas consciente. Quand on m’en parlait, je protestais. Il m’a fallu des années pour l’admettre. »

« J’écris sur ce sentiment d’être un étranger, parce que je ne me sens appartenir à rien, même pas à un genre. Je suis davantage une entité qui parle qu’une femme. Et les vampires aussi sont des outsiders. » Anne Rice

Anne Rice est née en 1941 dans une terre de vaudou et de magie, cette Nouvelle-Orléans dont elle a superbement dépeint la touffeur. « Quand j’en suis partie, je me suis sentie comme un poisson hors de l’eau. » Baptisée d’un prénom d’homme, Howard Allen, qu’elle gardera jusqu’à son entrée à l’école, elle grandit dans une famille catholique. Adulte, elle passe par une longue période d’athéisme, puis par un retour à la foi avant de se dire aujourd’hui « catholique indépendante ». « Je cherche au-delà de l’église la réalité du message de Jésus. Mais sait-on même s’il a vraiment existé ? »

Comme ses héros, elle ressent ce malaise, cette sensation d’être à côté du monde que le succès, les millions d’exemplaires vendus et les traductions à la pelle n’ont jamais abolis. « J’écris sur ce sentiment d’être un étranger, parce que je ne me sens appartenir à rien, même pas à un genre. Je suis davantage une entité qui parle qu’une femme. Et les vampires aussi sont des outsiders. » La bisexualité de ses héros pourrait étonner chez un écrivain croyant. « Aimer vraiment quelqu’un n’a rien à voir avec le genre : ça arrive… »

L’auteure américaine Anne Rice, chez elle en Californie, en 2012. | Editions Michel Lafon

Son écriture, complexe et flamboyante, tissera à ses vampires une quinzaine de livres-linceuls, qu’elle parsème de références et de longues digressions philosophiques sur Dieu, la création, le Bien et le Mal, l’impossible rédemption… Elle a renouvelé d’autres mythes fantastiques : les sorcières avec Le Lien maléfique, les loups-garous avec Le Don du loup, les anges avec la série « Les Chansons du séraphin ». Elle a fait de la Belle au bois dormant l’héroïne d’une trilogie érotique, et revisité Jésus dans Christ The Lord. Au lieu de Bram Stoker (l’auteur de Dracula) ou de Joseph Sheridan Le Fanu (celui de Carmilla), découverts tardivement, elle cite comme indépassable modèle le Flaubert de Madame Bovary. Madame Bovary, c’était lui ? « Lestat, c’est moi », lance-t-elle dans un sourire à l’ironie mordante.

« Prince Lestat », d’Anne Rice, éd. Michel Lafon, 528 p., 22 €.