« Regardez tous ces gens qui attendent, c’est une fuite ! » Smain, 52 ans, chemise à carreaux et blaser bleu, secoue la tête avec défaitisme. Devant lui, dans une ruelle escarpée du centre-ville d’Alger, des dizaines de personnes se pressent pour déposer un dossier de demande de départ à la retraite auprès de la direction de l’éducation nationale.

« Je veux partir avant que la réforme n’entre en vigueur », explique Meriem, enseignante à l’école primaire, foulard bleu foncé serré autour du visage. « Moi ça fait trente ans que je travaille, je suis trop fatiguée », ajoute Baya, employée administrative. Autour d’elle, beaucoup acquiescent. Smain a lui terminé ses formalités et regarde la file d’attente de loin : « Je les comprends. Aujourd’hui, un enseignant très bien loti gagne 70 000 dinars par mois (environ 600 euros). Ça ne lui permet même pas de manger de la viande sans compter. Les gens veulent juste vivre dignement ».

La caisse de retraite en déficit

Le projet de réforme, qui doit entrer en vigueur le 1er janvier 2017, prévoit de supprimer l’accès à la retraite avant 60 ans pour les hommes et avant 55 ans pour les femmes, sauf pour certains métiers pénibles. Les autorités répètent que les possibilités de départ à la retraite sans condition d’âge avaient été mises en place en 1997 - lorsque le Fonds monétaire international (FMI) exigeait des réformes pour compenser les pertes d’emploi liées aux fermetures d’entreprises publiques -, mais que la situation a depuis évolué et fragilise la Caisse nationale de retraite.

A l’heure actuelle, la moitié des dossiers de départ à la retraite sont déposés avant 60 ans. Cette année, la caisse va devoir trouver 200 milliards de dinars pour payer la totalité des pensions. En 2000, le pays comptait 1,2 million de retraités contre plus de 2,7 millions aujourd’hui. Quant à l’Etat, il a perdu, avec la chute des prix du pétrole, la moitié de ses revenus. A la fin de l’été, le premier ministre Abdelmalek Sellal affirmait vouloir, avec cette réforme, « garantir la pérennité du système et les droits des travailleurs ainsi que ceux des jeunes qui intégreront dans le futur le marché du travail ».

Les syndicats autonomes ne l’entendent pas de cette oreille. « Le projet prévoit aussi de calculer la pension à partir de la moyenne des salaires sur les dix dernières années, contre cinq ans actuellement. Or, la revalorisation des salaires dans l’éducation n’a eu lieu qu’en 2011. Le montant des retraites va s’effondrer », dénonce Nabil Ferguenis, membre du Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique (Snapap). Des députés de la majorité ont eux aussi fait part de leurs réticences face à ce projet. Louisa Hanoune, la secrétaire générale du parti des Travailleurs, a dénoncé l’absence de concertation autour de la réforme : « la suppression de la retraite anticipée est une fausse solution à un vrai problème ».

Si les opposants à la réforme reconnaissent que le nombre de travailleurs cotisants est insuffisant pour financer les pensions, ils dénoncent une mauvaise gestion étatique. « Les autorités refusent de prendre en charge la racine du problème. Rien n’est fait contre la corruption ni contre l’évasion fiscale. Seuls les salariés sont redevables de fiscalité, alors que 90 % des entrepreneurs ne cotisent pas à la sécurité sociale. Qu’on n’aille pas ensuite chercher des miettes chez le smigard », s’emporte Yamina Maghraoui, membre du Snapap.

Conditions de travail « dégradantes »

Lundi 17 octobre, les salariés de l’éducation, de la santé et de l’administration ont lancé une grève. Les syndicats autonomes estiment que le taux de gréviste a dépassé les 60 %, le ministère de l’éducation évoque quant à lui 21 %. Le malaise est présent dans de nombreux secteurs. Faleh, contrôleur financier, travaille dans une administration locale.

« J’ai déposé ma demande de départ à la retraite dès que les autorités ont annoncé la réforme. J’ai 52 ans, je ne veux pas rester travailler dans un climat aussi pénible jusqu’à mes 60 ans », dit-il, expliquant la souffrance professionnelle qu’il constate autour de lui : « Les travailleurs algériens sont fatigués avant l’heure. Nos droits ne sont pas respectés. Au boulot, sans piston, c’est trop dur ». Faleh décrit la difficulté de travailler sous les ordres d’un supérieur sans expérience, placé là « parce qu’il connaissait quelqu’un ». Il sait que pour sa retraite, il ne touchera plus que 80 % de son salaire : « si c’est nécessaire, je trouverai un autre travail pour compléter ».

Travailleurs comme syndicats s’alarment des conséquences de ce projet et ont annoncé une nouvelle grève le 24 octobre. Dans la région d’Alger, des centaines de personnes ont déposé des dossiers depuis l’annonce de la réforme. Le parti des travailleurs dénonce « un licenciement massif masqué ». Le Snapap, syndicat autonome, craint lui que cela ne permette à l’Etat, à moyen terme, de privatiser plus facilement l’école et les hôpitaux.

Miloud, agent hospitalier de 55 ans, a lui aussi déposé son dossier. « J’ai quatre filles. Elles sont aujourd’hui toutes mariées. Je ne les ai pas vues grandir, regrette-t-il. Je veux profiter de ces quelques années ». Pour lui, la réforme de la retraite est d’autant plus injuste que travailler n’a jamais été une garantie de vivre correctement : « ma paie ne m’a jamais permis d’aller à l’étranger ou de faire un voyage. Maintenant, je suis libre ».