"Richard III" au Théâtre de l'Union à Limoges, le 19 janvier 2016. | PASCAL LACHENAUD/AFP

François Laroque

Officiellement lancée par David Cameron, l’année Shakespeare va, n’en doutons pas, donner lieu à de nombreuses publications ainsi qu’à des débats et à des controverses dont le philosophe italo-canadien Lamberto Tassinari donne le signal en expliquant sur deux colonnes pourquoi, à ses yeux, « Shakespeare n’a jamais existé. » M. Tassinari attribue en effet au traducteur de Montaigne, John Florio, rien moins que la paternité de cette œuvre immense et universelle qu’est le canon shakespearien, cela à l’occasion de la parution prochaine de la traduction française de son livre, John Florio alias Shakespeare (Le Bord de l’eau, 380 p., 24,20 €) d’abord publié en italien (Shakespeare ? È il nome d’arte di John Florio, Giano Books, 2008) puis en anglais, sous le titre John Florio, the Man who was Shakespeare, en 2009 (Giano, Montréal) avant d’en donner en 2013 une version augmentée et révisée.

John Florio est loin d’être un inconnu pour les Shakespeariens et les spécialistes de Montaigne. Sa traduction des Essais, parue en 1603, a beaucoup influencé l’écriture d’une tragédie comme Le Roi Lear et d’une tragicomédie comme La Tempête. Tout cela a déjà été dit dans les monographies de la comtesse de Chambrun, née Clara Longworth, (Giovanni Florio, un apôtre de la Renaissance en Angleterre, 1921,) et de Frances Yates (John Florio, la vie d’un Italien dans l’Angleterre de Shakespeare, 1964) avant d’être repris, dans une perspective plus large, par Robert Ellrodt (Montaigne et Shakespeare. L’émergence de la conscience moderne, 2011) et Stephen Greenblatt (Shakespeare’s Montaigne. The Florio Translation of the Essays, 2014, Le Montaigne de Shakespeare. La traduction par Florio des Essais). D’autres auteurs comme Santi Paladino (Shakespeare sarebbe il pseudonimo di un poeta italiano, 1929, Shakespeare serait le pseudonyme d’un poète italien) Martino Iuvara (Shakespeare era italiano, 2002, Shakespeare était italien), ou, plus récemment, Roberta Romani, Il segreto di Shakespeare : Chi ha scritto i suoi capolavori ? (Le secret de Shakespeare : qui a écrit ses chefs-d’œuvre ? 2012), proclament quant à eux que Shakespeare était Sicilien ou Italien.

Un Shakespeare marrane

L’originalité et la supériorité du livre de Tassinari sur ceux de ses prédécesseurs italiens est que, à rebours de revendications marquées par le nationalisme, pour ne pas dire le fascisme dans le cas particulier de Paladino, il construit quant à lui un Shakespeare d’origine marrane, européen, linguistiquement métissé, cosmopolite, polyglotte, transculturel et donc éminemment « moderne ». Florio est visiblement pour lui un gibier de choix. Grand créateur de mots à l’instar du Shakespeare dit « orthodoxe », Bible en poche et avec l’italien comme « arrière-langue », recourant à une langue hors sol plutôt qu’au dialecte qu’un provincial né à Stratford-Upon-Avon aurait normalement dû utiliser, le traducteur de Montaigne était à lui seul un immense réservoir de mots dont son dictionnaire anglo-italien, Un monde de mots (1611), riche de quelque 150 000 mots donne une idée.

Qui plus est, ses origines italiennes expliqueraient l’étrangeté souvent remarquée de la langue du barde. Avec Montaigne, Florio se serait fait l’apologue de « l’entreglose », c’est-à-dire du plagiat intelligent permettant d’enrichir la langue en recyclant un très vaste ensemble de proverbes, de citations, de phrases toutes faites, voire de passages directement empruntés à Plutarque comme dans le monologue d’Enobarbus dans Antoine et Cléopâtre ou le discours de Gonzalo dans La Tempête, directement tiré du « Des cannibales » des Essais. M. Tassinari s’abrite alors derrière Stephen Greenblatt pour faire le portrait-robot d’un « Shakespeare diminué », affaibli qu’il serait par les inventaires de son pillage d’autres œuvres, reprenant ainsi indirectement les propos attribués au polygraphe Robert Greene qui le traitait en 1592 de « corbeau parvenu embelli de nos plumes ».

Mais, mettre ainsi en avant le travail de contextualisation effectué par le célèbre historien et critique américain, c’est aussi une façon de passer sous silence Will in the World, la biographie qu’il a écrite en 2004 et qui a été récemment traduite en français sous le titre de Will le Magnifique (Flammarion, 2014). Or, le père du néohistoricisme écrit dans sa préface qu’il « convient, assurément, d’invoquer le pouvoir d’une imagination incomparablement puissante, un don qui ne dépend pas du fait qu’on a, ou non, mené une vie prétendument intéressante ». Tout le problème est là. Car, pour Lamberto Tassinari, comme pour les autres anti-Shakespeariens, il est inconcevable qu’une œuvre littéraire ou dramatique puisse être autre chose qu’autobiographique.

Or, c’est sans conteste l’imagination qui constitue la base de l’édifice linguistique et la substance du théâtre de Shakespeare, ainsi que nous le rappellent Thésée, au début de l’acte cinq du Songe d’une nuit d’été, ou le Prologue d’Henri V qui invoque une « muse de feu » et fait appel à l’imagination des spectateurs pour suppléer à ce que sa pauvre scène, ce « O » de bois, ne peut réussir à montrer… Ajoutons à tout cela que le farouche partisan d’un Florio dissimulé derrière l’identité factice de « Shake-spear » peine lui aussi à se libérer du préjugé commun à tous ceux qui remettent en question l’identité de Shakespeare en tant que dramaturge, à savoir qu’il était alors totalement impossible pour un simple fils de gantier de province, d’écrire une œuvre de cette envergure.

Empreintes digitales

Après avoir évoqué un « Shakespeare impur », fruit d’une complexité « génétique », Tassinari pense avoir trouvé l’ADN de la langue de Shakespeare chez ledit John Florio. Qu’une étrangeté « génétique » puisse rendre plus « normale » une œuvre sur l’origine de laquelle les « orthodoxes » ne cesseraient de mentir depuis des siècles, en dit long sur les partis pris de ce pseudo démystificateur. En prétendant ainsi retrouver les empreintes digitales de Florio sur le Folio, c’est l’étranger, l’exilé, le clandestin qui se voit désormais hissé sur un piédestal et présenté comme le lointain père fondateur de la postmodernité en même temps que la clé, longtemps cherchée et enfin trouvée, du mystère « Shake-spear ». En plaidant pour une forme de métissage culturel, religieux et linguistique, Tassinari savoure enfin le plaisir nietzschéen de renverser les idoles et de se donner l’impression de mettre à bas les conservatismes de tout poil comme les intérêts en place. Mais, aussi curieux que cela puisse paraître, ce métissage, sous sa plume, ne serait pas le résultat d’un acquis mais le produit d’un héritage atavique.

Disons que tout cela fait sans doute partie du « jeu », de ce jeu qui, depuis les écrits de Ms. Delia Bacon attribuant à celui en qui elle voyait son « ancêtre » le philosophe et Chancelier de l’Échiquier de Jacques 1er, Sir Francis Bacon, consiste à mettre du poil à gratter, plus que du grain à moudre, dans l’étude et la connaissance de William Shakespeare et de son œuvre. Mais pourquoi diable vouloir à tout prix démontrer que Florio « était » Shakespeare alors qu’il est si simple de penser que c’est en tant qu’ami ou proche du dramaturge, que Florio a exercé sur ce dernier une énorme influence, que ce soit à travers ses ouvrages de lexicographie et son dictionnaire puis, par la suite, avec sa remarquable traduction des Essais ? Est-ce par « haine de Shakespeare », le bourgeois de Stratford, qu’il qualifie d’usurier illettré dans son livre ?

Il reste que, même si la masse des emprunts de Shakespeare à Florio est avérée, M. Tassinari ne fournit absolument aucune preuve que l’exilé italo-anglais pourrait être le père de ses œuvres poétiques et dramatiques. À aucun moment M. Tassinari n’arrive à aller au-delà de ce qui reste une simple intuition, une intime conviction, fasciné qu’il a été par une œuvre comme La Tempête, pièce tardive et testamentaire qui sent effectivement très fort le sud et la Méditerranée… Dans ce cas, le Shakespeare traditionnel que nous connaissons tous, instruit par ses lectures, sa connaissance de la commedia dell’arte et les éventuelles informations données sur le sujet par son ami Florio, me semble faire aussi bien l’affaire.

Nulle raison donc d’enfourcher son cheval de bataille pour aller briser des lances (« spears ») contre notre soi-disant briseur d’omertà, dénonciateur d’une conspiration qui, comme toujours, serait destinée à défendre les intérêts des « méchants » Stratfordiens. L’auteur n’attend visiblement que cela en espérant donner ainsi un peu de visibilité à un livre qui n’est pas neuf et auquel seul les polémiques qui manquent rarement d’accompagner ce genre de fausses révélations pourraient paraître donner quelque importance.

François Laroque est professeur émérite à l’Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris 3), membre de la Société française Shakespeare et l’auteur de plusieurs ouvrages sur Shakespeare. Son Dictionnaire amoureux de Shakespeare (Plon) sortira le 11 février en librairie.