Marrianne Nungo (Kadhu) et Tim King’oo (Biko), dans la web-série kényane, « Tuko Macho ». | The Nest Collective

« Nairobi. » Une grosse voix rauque. Un homme terrifié, sanglé à une chaise. Charlo – c’est son nom – a braqué huit voitures en trois mois. « La police le connaît, mais ne peut pas ou ne veut pas l’arrêter. Ce soir, on va essayer de changer un peu tout ça », poursuit la voix. Charlo hurle. « Coupable ou non coupable ? Vous décidez ! », achève-t-elle.

On n’en « spoilera » pas davantage. Pour connaître le sort de Charlo, il suffit de se plonger la trépidante web-série kényane Tuko Macho, qui a tenu en haleine des centaines de milliers de Kényans cet automne, et ce jusqu’à son dernier et douzième épisode diffusé à la mi-octobre.

TUKO MACHO Trailer | Festival 2016
Durée : 01:32

Tuko Macho ? Dans la série, c’est le nom que se donne un groupe de jeunes de Nairobi, en rébellion contre l’impunité, la corruption et la violence frappant leur pays. Le remède choisi par ces « Anonymous » kényans est radical : enlever les malfaiteurs, hommes politiques corrompus, évangélistes pourris par l’argent et autres petites frappes (tel Charlo) pourrissant la capitale et demander aux habitants de celle-ci de voter en ligne pour les condamner (ou non) à la peine capitale.

« Sans Batman ! »

A chaque épisode, un nouveau criminel est enlevé par le groupe, lui-même pourchassé en vain par une police impuissante. « Nairobi, c’est Gotham City mais sans Batman ! », s’amuse Jim Chuchu, réalisateur de la série. Gentil et poli comme il faut, le jeune homme donne rendez-vous avec les autres membres de son équipe dans les locaux de The Nest, célèbre collectif d’artistes à l’origine du projet. Une maison toute blanche, bien propre et bien rangée, adossée aux collines du quartier cossu de Kileleshwa, à l’ouest de la capitale. A des années-lumière des terribles réalités de Tuko Macho.

Corruption, exécution extrajudiciaire, manipulation des élections, violences policières… Dans Tuko Macho, la capitale kényane se montre telle qu’elle est réellement, avec ses quartiers déshérités, ses caves moisies, ses bidonvilles tentaculaires, ses règlements de comptes et ses cadavres balancés la nuit tombée le long des routes et retrouvés au petit matin. Le tout, filmé dans de longs plans aussi immobiles qu’embarrassants, sur fond d’une bande sonore anxiogène, mélange de bruits électroniques et de dialogues brutaux scandés en sheng, l’argot abrasif des jeunes de la capitale. « Personne n’avait jamais osé montrer la réalité de cette ville, explique Jim Chuchu. Les réalisateurs se contentent de filmer les grandes villas bien éclairées des riches. J’ai voulu montrer Nairobi telle qu’elle est. Toute cette obscurité en plein jour. »

Scène de tournage de la web-série kenyane Tuko Macho. | Ray Otieno

« Il n’y a rien d’exagéré. C’est le vrai Nairobi ! », renchérit Tim King’oo. Ce barbu à casquette, avec des airs Fidel Castro, interprète Biko, chef des kidnappeurs de Tuko Macho. « Les Kényans sont aveuglés par leur quête d’argent et un système politique ignoble », déplore-t-il. On peut d’ailleurs traduire le titre de la série par « les yeux ouverts » ou « nous sommes conscients ». A ses côtés, Njambi Koikai, élégante Nairobienne de cœur et de naissance, qui joue le rôle de Mwarabu, une autre kidnappeuse, n’est pas moins sévère : « Il y a deux catégories de Kényans : ceux qui ignorent la loi et ceux qui la subissent, énumère-t-elle d’une voix assurée. Ceux qui ont de l’argent sont dans la première catégorie. L’impunité pour eux est totale, ils peuvent tout s’autoriser. Un Kényan qui vole un poulet sera condamné à des années de prison. Mais un officiel fortuné qui détourne des millions de dollars destinés à un programme de développement s’en sortira blanc comme neige. »

Généreux mécènes étrangers

La série cultive ses ambiguïtés. Devant l’inaction des pouvoirs publics, doit-on se faire justice soi-même ? La peine capitale, toujours légale mais qui n’a pas été appliquée depuis près de trente ans doit-elle être appliquée ? Le président kényan Uhuru Kenyatta a justement commué, le 24 octobre, les peines de plus de 2 700 condamnés à mort en prison à vie. Ces questions sont sujettes à d’âpres débats sur le web, chaque épisode commenté et décortiqué par des dizaines d’internautes passionnés. « Ce que pratiquent les membres de Tuko Macho, c’est une forme de terrorisme », admet lui-même Jim Chuchu.

Le terrorisme, justement : voilà un des thèmes que la série n’aborde pas. Une surprise, dans un pays plusieurs fois touché par les attentats du groupe Al-Chabab. Les affrontements ethniques, qui ont pourtant ensanglanté le Kenya en 2007, n’ont pas non plus trouvé leur place. « C’est délibéré, répond Njambi Koikai. Pour nous, le tribalisme et le terrorisme ne sont pas les vrais problèmes. Le gouvernement les utilise pour manipuler l’opinion et maintenir les Kényans dans la peur et la division. »

Des vérités qui dérangent ? Rien de tout cela n’a trouvé sa place à la télévision kényane. Tuko Macho, diffusé seulement en ligne, n’aurait d’ailleurs sans doute pas vu le jour sans le soutien de généreux mécènes étrangers – plusieurs épisodes ont d’ailleurs été diffusés en septembre au prestigieux Festival international du film de Toronto. « Les diffuseurs kényans ne participent pas à la production, analyse un bon connaisseur du sujet travaillant dans l’audiovisuel à Nairobi qui préfère rester anonyme. Ils ne font qu’acheter les droits de diffusion, ce qui est loin de couvrir le coût total de la production. Il n’existe aucune institution publique en mesure d’accorder des aides à la production locale. »

« Maisons luxueuses à istanbul »

Les téléspectateurs se contentent pour l’instant de soap operas américains, indiennes, mexicaines, turques et surtout nigérianes, loin des réalités kényanes. « Ces séries nous montrent des personnages fortunés, qui possèdent des ranchs aux Etats-Unis et des maisons luxueuses à Istanbul, gronde Tim King’oo. Mais ici, au Kenya, une grande partie de la population n’a pas assez d’argent pour se nourrir trois fois par jour ! »

Assiste-t-on à un début de prise de conscience ? La Commission du film Kényan (KFC) cherche désormais à promouvoir la création d’un véritable « Kenyawood », sur le modèle du Nollywood nigérian, capable de produire séries télévisées et films à petit budget au kilomètre. La présidente de l’organisme public, Lizzie Chongoti, évoque une manne potentielle de 250 000 emplois et 400 millions de dollars de revenus annuels.

Mais derrière la bonne volonté affichée, peu de mesures concrètes et pas mal de déceptions. Le festival international Kalasha, organisé en 2015 par le KFC, qui a réuni les acteurs et producteurs du milieu, n’a pas été renouvelé cette année, faute de financement.

Un signe qui ne trompe pas : la mairie de la capitale n’a pas exprimé la moindre réaction à Tuko Macho, alors même que Nairobi en est le personnage principal. « On ne s’attendait pas à quoi que ce soit, balaie Jim Chuchu. L’Etat ignore l’art dans ce pays. »