« Patience », de Daniel Clowes (Cornélius).

Un road-movie temporel signé Daniel Clowes

Accessoire inusable des récits de science-fiction, la machine à remonter le temps peut également se révéler précieuse en matière de fable sociale. L’Américain Daniel Clowes en exploite ici le potentiel avec un modèle au fonctionnement hasardeux, afin de sonder l’âme d’époques révolues, quoique récentes. L’histoire est celle de Jack, un jeune homme sans ambition dont la vie bascule quand il découvre le corps inanimé de sa compagne, Patience, qui venait d’apprendre qu’elle était enceinte.

Vingt ans plus tard, le voyage dans le temps a été inventé et il se téléporte dans le passé, avec une seule idée en tête : contrarier le cours des événements afin que naisse son enfant… Entre Woody Allen et H. G. Wells, Clowes fait émerger, de ce road-movie temporel dans l’Amérique des années 1980 à nos jours, ses thèmes de prédilection : l’angoisse de l’avenir, la place de l’homme dans l’Univers, la précarisation des classes moyennes… L’auteur d’Eightball (Cornélius, 2009) est un maître de la bande dessinée d’aujourd’hui : n’attendons pas le futur pour le découvrir rétrospectivement.

Frédéric Potet

Patience, de Daniel Clowes, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Moreau, Cornélius, 184 pages, 30,50 euros.

« Le Remarquable et Stupéfiant Monsieur Léoitard », d’Eddie Campbell et Dan Best (Ca et là).

Freaks, acrobates et super-héros

Le Toulousain Jules Léotard, inventeur du trapèze volant et du maillot de gymnaste qui porte son nom, aurait été le parfait héros d’un feuilleton picaresque sur l’âge d’or du cirque. Hélas, il est mort prématurément en 1870, à 32 ans. Qu’à cela ne tienne, l’auteur australien Dan Best et le dessinateur écossais Eddie Campbell (From Hell, Delcourt, 2000, avec Alan Moore) lui ont inventé un neveu.

Le jeune Etienne, muni d’une splendide moustache postiche, remplace son oncle dans la troupe du Cirque d’Hiver, à Paris. En Forrest Gump de la piste aux étoiles, il sera témoin de la Commune de Paris, du naufrage du Titanic, du vol de la Joconde. Au fil des épisodes, il va croiser les grandes figures du cirque et du spectacle d’alors : Barnum et Buffalo Bill, le britannique George Sanger ou encore Charles Blondin, le funambule qui traversa le premier les chutes du Niagara. Il va encore côtoyer un ours qui parle, un gigantesque ti-lion – né d’un tigre et d’une lionne –, un homme-canon devenu étoile filante… Les aquarelles turbulentes d’Eddie Campbell font revivre James Morris, homme caoutchouc, ou Koo Koo, la fille-oiseau de Freaks (1932), le film de Tod Browning.

Dans le Cleveland des années 1930, l’ultime prestation du remarquable et stupéfiant Monsieur Léotard inspirera à deux jeunes gens l’idée d’un héros en maillot bleu et en slip rouge. Pour Dan Best et Eddie Campbell, pas de doute, les super-héros des comics américains ont pour ancêtres les intrépides et prodigieux artistes de cirque.

Anne Favalier

Le Remarquable et Stupéfiant Monsieur Léotard, d’Eddie Campbell (dessin) et Dan Best (texte), traduit de l’anglais (Australie) par Martin Richet, Ça et là, 128 pages, 20 euros.

« Cosmo », de Marino Neri (Atrabile).

Symphonie astrale

Cosimo a « quelque chose de spécial ». Trop occupé à compter le nombre de planètes du système solaire et de créatures qui peuplent les mers, ce gamin solitaire et taciturne n’a jamais pu se mêler aux gens ordinaires. Ce n’est pas un hasard si on l’appelle Cosmo. Empreint d’une mélancolie contemporaine, il effectue une lente odyssée avec cette lubie en tête : suivre la course des étoiles avant qu’elles ne s’éteignent.

Mais le chemin de Cosmo, imaginaire et intime, s’effectue à rebours. Nocturne, il est une course mi-scientifique, mi-onirique, vers les origines, à la recherche du moment et du lieu « où tout a commencé ». Il entendra dans son évasion d’infinies rumeurs, des gémissements de troupeaux primitifs aux grincements de tôles et de carcasses oubliées ; il fera des rencontres déterminantes, d’hommes de l’ombre, de chasseurs égarés, et surtout d’Ofelia, autre figure littéraire et artistique de l’abandon.

En faisant discuter les étoiles entre elles dans une séquence d’ouverture en hommage à La vie est belle, de Frank Capra, Marino Neri donne le « la » d’une symphonie astrale délicate. Son tableau du monde, à travers une palette qui opacifie les formes et privilégie les plans resserrés, est une ode aux éléments, aux espèces et aux espaces que l’humanité tend à réduire à néant. C’est aussi une allégorie douce-amère où chaque escale comporte sa part de danger et de luminosité.

Cathia Engelbach

Cosmo, de Marino Neri, traduit de l’italien par Christophe Gouveia Roberto, Atrabile, 184 pages, 23 euros.

« Perceval », d’Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg (Le Lombard).

Chevalerie allégorique

Reclus avec sa mère dans une forêt perdue pour échapper au Malin qui a blessé mortellement son père, Perceval n’a d’autre horizon que celui de vivre au milieu des animaux, ses amis. Jusqu’au jour où, poussé par une pie figurant sa conscience, il s’aventure « au-delà des grands pins » et rencontre des cavaliers en armure. Impressionné, il décide qu’il sera lui aussi chevalier au service du roi Arthur. Jeune, beau, habile épée en main, il va réaliser son rêve. L’aventure pourrait être belle, elle va se révéler cruelle. Obnubilé par sa quête de gloire, il est aveugle aux autres et au malheur qu’il leur cause. S’en apercevant trop tard, il n’aura de cesse d’expier ses fautes. En vain, sans doute…

Librement inspiré du roman inachevé de Chrétien de Troyes (vers 1180), cette adaptation au dessin sobre et fort comme un destrier, et aux couleurs tranchantes comme une épée de chevalier, opère comme une allégorie touchante du passage de l’adolescence vers l’âge adulte. Ce moment où l’altérité prend un sens. Où l’on fait le choix, en conscience, de s’ouvrir aux autres pour mieux se nourrir soi-même ou de se fermer à eux pour consumer sa propre sève. Ce moment où, comme Perceval, l’on peut dire : « Je ne suis pas assez parfait pour le Graal, mais cela m’est bien égal. Maintenant, je sais qui je suis. » 

Cyril Ouzoulias

Perceval, d’Anne-Caroline Pandolfo (texte) et Terkel Risbjerg (dessin), Le Lombard, 184 pages, 19,99 euros

« Paper Girls », de Brian K. Vaughan, Cliff Chiang et Matt Wilson (Urban Comics).

L’aventure dès potron-minet

Dans la bourgade de Stony Stream (Ohio), l’avenir appartient à celles qui se lèvent tôt. En ce lendemain d’Halloween 1988, pas de répit pour les livreurs de journaux qui doivent circuler dès potron-minet. Quatre adolescentes, Mac, KJ, Tiffany et Erin, sont les premières filles du coin à avoir décroché ce job d’habitude réservé aux paper boys. Elles font itinéraire ensemble, à vélo, pour se protéger des fêtards qui ne seraient pas encore rentrés chez eux. Rien que de très banal, jusqu’au moment où elles croisent un étrange groupe encapuchonné et violent. Une rencontre qui les conduit jusqu’à une mystérieuse machine qui semble venue de l’espace.

Hommage au cinéma d’aventure des années 1980, Goonies en tête, Paper Girls offre aussi une histoire originale et moderne, avec des héroïnes fortes, et un potentiel qui ne se dévoile qu’à peine dans ce premier tome édité d’abord aux Etat-Unis chez Images Comics. A la conception de ce petit bijou : le scénariste de Saga, Brian K. Vaughan, et Cliff Chiang, dessinateur remarqué pour son travail sur Wonder Woman. Celui-ci adopte dans cette série un trait beaucoup plus pop et doux mais tout aussi énergique. Mais c’est sans conteste le travail de coloristation de Matt Wilson, qui œuvre aussi sur la très plébiscitée série The Wicked + The Divine, qui marque la différence et lui confère son aspect nostalgique. Des planches pourpres et acidulées, lumineuses.

Pauline Croquet

Paper Girls, tome 1, de Brian K. Vaughan, Cliff Chiang et Matt Wilson, Urban Comics, 160 pages, 10 euros.

Le plus régulièrement possible, le blog des Petits Miquets vous proposera, comme ici, des sélections d’albums à lire au coin du feu ou ailleurs.