Jinan Badel, à Paris, le 8 septembre. | Clara Wright / Le Monde

A 19 ans, Jinan Badel a déjà connu l’enfer. Il y a un an, à l’été 2014, cette jeune femme a été kidnappée par l’organisation Etat islamique (EI) et réduite en esclavage. Le prétexte ? Son appartenance à la communauté kurdophone des yézidis, l’une des plus anciennes populations de Mésopotamie, dont la croyance remonte à quatre mille ans. Une nuit, Jinan parvint à échapper à ses geôliers djihadistes et à s’enfuir. Depuis, elle témoigne. Sans ciller, la jeune femme débite son calvaire d’une voix douce. Son livre, rédigé avec l’aide du journaliste Thierry Oberlé, Jinan, esclave de Daech (Fayard), a paru début septembre. Elle a également pris la parole, mardi 8 septembre, à Paris, lors de la conférence internationale sur les victimes des violences ethniques et religieuses au Moyen-Orient. Rencontre.

Pouvez-vous nous raconter les circonstances de votre enlèvement ?

Jinan Badel : Le 3 août 2014, l’Etat islamique a envahi Sinjar [dans le nord de l’Irak, près de la frontière syrienne]. Nous avons fui notre village et passé une nuit, cachés dans la montagne. Le lendemain, mon beau-père a reçu un coup de fil : un de ses amis disait que le PKK [le Parti des travailleurs du Kurdistan, des rebelles kurdes de Turquie] avait ouvert la route, qu’elle était sûre… Alors nous sommes descendus dans la plaine avec notre voiture. Au total, nous étions cinquante véhicules. Là, quatre autres sont arrivés. Mais c’était des hommes de Daech [acronyme arabe de l’Etat islamique]. Ils nous ont attaqués, puis ils ont séparé les hommes des femmes. Aujourd’hui, on ne sait pas si ces hommes sont vivants.

Qu’est-il advenu des femmes ?

« Nous étions insultées, frappées sans arrêt, menacées d’être torturées à l’électricité »

Ils nous ont transportées, de lieu en lieu. La ville de Sinjar, la prison Badush à Mossoul… Quand nous étions enfermées à l’école de Baag, un autre village, des hommes venaient pour acheter les filles qu’ils trouvaient jolies. Moi, j’étais très malade, alors j’ai été envoyée à l’hôpital. Une semaine plus tard, ils m’ont vendue à deux hommes, avec cinq autres filles.

Qui vous a achetée ?

Deux maîtres de Daech, un policier et un imam. J’ai été achetée pour 10 000 dinars irakiens, c’est-à-dire 8 dollars américains. Il y a même des filles qui étaient données en cadeaux, entre potes.

Quel était votre quotidien chez ces hommes de l’Etat islamique ?

Nous étions insultées, frappées sans arrêt, menacées d’être torturées à l’électricité. Ils nous enchaînaient sous le soleil et nous forçaient à boire de l’eau dans laquelle baignaient des souris mortes. Et ça, parce qu’ils voulaient nous obliger à nous convertir à l’islam, à lire le Coran. Ça a duré trois mois. C’était vraiment dur.

Comment votre communauté s’entendait-elle avec les autres communautés irakiennes, avant l’arrivée de l’Etat islamique ?

Il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise relation, c’était normal. On ne pouvait vraiment pas se douter qu’ils cachaient « ça » au sein d’eux… Je ne connaissais pas ceux qui m’ont kidnappée ou ceux qui m’ont achetée, mais ce sont les mêmes personnes qui font « ça », ce sont nos voisins.

Comment êtes-vous parvenue à vous échapper ?

Une nuit, les deux maîtres sont rentrés épuisés du front. Nous avons attendu qu’ils dorment profondément et nous nous sommes enfuies par la fenêtre, pieds nus, pour ne pas les réveiller. Nous avons marché pendant cinq heures, nos pieds blessés. Sur la route, des chiens sauvages nous ont attaquées. De loin, on entendait les tirs de balles des combats sur le front. On aurait pu se faire arrêter par Daech à n’importe quel moment… mais nos maîtres ne se sont pas rendu compte de notre fuite. Finalement, on est arrivé au pied de la montagne de Sinjar chez les peshmergas [soldats kurdes] et les combattants yézidis.

Quelle a été leur réaction ?

J’ai été accueillie dans la joie et dans le plus grand respect. On m’a dit : « Tu es une résistante, tu as gardé ta vie, ton honneur, ta religion. »

A quoi ressemble votre vie, aujourd’hui ?

« Demander l’asile n’est pas la solution. Si chaque yézidi pense comme ça, alors nous perdrons notre patrimoine, notre pays… »

J’ai retrouvé mon mari, qui n’était pas là le jour de l’enlèvement, et je suis enceinte de trois mois. Nous vivons sous une tente dans un camp de réfugiés yézidis au Kurdistan irakien. Mon mari travaille quelques jours par mois comme ouvrier… Mais on s’en fout de notre vie personnelle ! On ne peut rien faire sans penser aux femmes yézidies toujours captives. Ça nous obsède, car je connais leurs souffrances. Si elles ne sont pas libres, alors nous ne sommes pas libres.

Comment faire pour les sauver ?

Toutes les filles yédizies doivent être courageuses et témoigner sans relâche. Se taire, c’est être complice. C’est pour ça que j’ai écrit mon livre.

Et vous, que souhaitez-vous dire tout haut ?

Mon peuple a besoin d’une protection internationale. Il faut libérer les milliers de femmes encore séquestrées et aider le gouvernement du Kurdistan, les peshmergas… Cela fait treize mois qu’ils se battent contre Daech. Ce n’est pas seulement leur guerre ! Il ne faut pas être, ici, indifférent ou inconscient de ce danger.

Le président François Hollande vous a encouragée mardi matin dans votre combat.

Oui, le président français m’a dit que les Kurdes étaient les amis de la France, que son pays allait nous aider. Il m’a aussi dit qu’il était fier de moi, qu’il fallait que je continue, que la France, c’était chez moi…

Est-ce suffisant ? Que ressentez-vous, à ces mots ?

Je me sens protégée.

Pourquoi avez-vous refusé l’asile politique ?

Demander l’asile n’est pas la solution. Si chaque yézidi pense comme ça, alors nous perdrons notre patrimoine, notre pays… Il faut résoudre les problèmes là-bas.

Avez-vous peur de vous faire kidnapper de nouveau ?

Oui, j’ai peur. Mais qu’importe : je rentre chez moi.

Comprendre la domination de l'Etat islamique en sept minutes
Durée : 07:45
Images : Flavie Holzinger, Jules Grandin, Donald Walther