Banywich Bone, 18 ans au moment de la photo, le 8 juillet 2015 à l’hôpital d’Agok, au Soudan du Sud, a dû être amputé de la jambe gauche après une morsure de serpent. | Pierre-Yves Bernard / AP

On l’appelle le syndrome du membre fantôme. Il se manifeste principalement par des douleurs ressenties dans un membre (main, pied…) alors même que celui-ci a été amputé ou qu’il n’est plus innervé. Il n’a rien de rare puisque de 50 à 80 % des personnes ayant subi une amputation ont encore la sensation que le membre amputé est toujours présent et éprouvent le plus souvent des douleurs violentes qui leur semblent en provenir. L’impression de brûlure ou d’hypersensibilité éprouvée est mal soulagée par les antalgiques classiques et les médecins ont recours à des antidépresseurs ou à des antiépileptiques pour tenter d’apaiser ces douleurs chroniques.

Qu’elle soit d’origine traumatique ou soit imposée par une maladie vasculaire ou métabolique, l’amputation affecte plusieurs milliers de personnes par an en France, sans que l’on dispose de statistiques globales récentes. A elles seules, les complications du diabète entraînent près de 8 000 amputations par an.

Au XVIe siècle, Ambroise Paré, chirurgien du roi Charles IX qui avait beaucoup pratiqué sur les champs de bataille, évoquait déjà une implication de la mémoire cérébrale dans le phénomène de membre fantôme. Il serait plus rare chez l’enfant que chez l’adulte, la représentation mentale du schéma corporel n’étant pas encore complètement intégrée chez lui.

Réparer les cours-circuits

Dans une étude publiée jeudi 27 octobre dans la revue Nature Communications, une équipe nippo-britannique dirigée par Takufumi Yanagisawa (université d’Osaka) propose un mécanisme explicatif et une approche thérapeutique non médicamenteuse. L’explication la plus souvent avancée met en cause la réorganisation – le « recâblage » – de la partie du cortex cérébral où sont traités les signaux sensoriels et qui commande la motricité. Il y aurait une discordance entre le mouvement et la perception qu’en a l’individu. La présence de bourgeons des fibres nerveuses sectionnées au niveau du moignon accentuerait l’hypersensibilité et la douleur.

Le mécanisme avancé par Takufumi Yanagisawa et ses collègues met plutôt en avant des faux contacts ou des courts-circuits dans les zones du cortex cérébral associées à la sensibilité et à la motricité. Les chercheurs estiment qu’il est possible de réparer cette perturbation afin de soulager la douleur du membre fantôme. Pour parvenir à ces conclusions, ils ont utilisé une interface cerveau-machine : un système de liaison directe entre le cerveau et un ordinateur à partir duquel il est possible de contrôler un appareil, en l’occurrence une neuroprothèse robotique de main.

Ce type d’interface s’est déjà montré capable de reconstruire une fonction motrice chez des patients atteints de paralysie sévère, mais aussi d’induire des modifications adaptatives dans l’activité corticale, rappellent les scientifiques dans leur article. L’interface convertit l’action mentale de bouger la main fantôme en mouvement de la neuroprothèse. L’analyse des champs magnétiques produits par l’activité électrique des neurones sensoriels et moteurs permet de suivre en temps réel ces signaux. Cela rend possible un travail d’entraînement à différentes tâches comme fermer ou ouvrir la main en contrôlant la prothèse.

Dix patients souffrant d’un membre fantôme au niveau du bras ou de l’avant-bras ont participé à l’étude. Neuf d’entre eux n’étaient pas amputés mais avaient eu un arrachement des nerfs au niveau de l’aisselle (« avulsion du plexus brachial »), ce qui signifie que leur bras et main sont toujours là, même s’ils sont paralysés et privés de leurs afférences nerveuses. La question de la présence ou non du membre réel n’est pas discutée dans l’article.

Fonction partiellement restaurée

Les patients faisaient face à un écran d’ordinateur montrant l’image de la main artificielle dont ils suivaient les mouvements en temps réel. « Nous montrons que les patients restaurent partiellement la fonction de la main concernée en utilisant à sa place la main prothétique », indiquent les auteurs. On s’attendrait théoriquement à ce que cet apprentissage réussi s’accompagne d’une réduction de la douleur en raison des modifications plastiques dans l’activité du cortex cérébral, poursuivent-ils.

Or, l’apprentissage accroît au contraire la douleur, vraisemblablement parce qu’il entraîne une augmentation significative d’informations sur le mouvement dans le cortex sensori-moteur et renforce la représentation du membre fantôme. A l’inverse, « l’apprentissage au cours duquel le contrôle de la prothèse est associé à la représentation mentale de la main indemne diminue la douleur, avec moins d’informations sur les mouvements de la main fantôme », soulignent Takufumi Yanagisawa et ses collègues.

« Cette étude suggère qu’une main artificielle peut recalibrer les représentations sensorimotrices et modifier la plasticité induite lorsque des nerfs sont arrachés ou sectionnés, estime Angela Sirigu, directrice de ­l’Institut de science cognitive Marc-Jeannerod, département neuroscience (CNRS-université Lyon-I). Tout cela semble avoir un effet sur les réseaux de la douleur. Ce résultat est toutefois en contradiction avec d’autres études que les auteurs ne discutent pas. Par exemple dans mon groupe il a été démontré que la stimulation magnétique transcrânienne des aires sensorimotrices relatives au membre amputé évoque des mouvements du membres fantôme associés à un soulagement de la douleur. »

Cette technique non invasive de neurofeedback (neuro-rétroaction) pourrait constituer « un nouveau traitement potentiel pour les douleurs du membre fantôme », estiment les auteurs. Pour Angela Sirigu, elle semble cependant « une technique lourde qui demande pas mal d’expertise car pour l’entraînement il est nécessaire de recourir à des enregistrements électroencéphalographiques (EEG) et aux techniques de neurofeedback ».