Son bras droit et une partie de son dos sont recouverts de bandages. De petites blessures parsèment sa poitrine et ses avant-bras. Florence Beas est « fatiguée, malade, mais extrêmement heureuse ». Heureuse d’avoir survécu au déraillement du train 152 de la Cameroon Railways (Camrail), survenu vendredi 21 octobre, à l’entrée de la gare de la commune d’Eseka et qui a tué 79 personnes, selon le bilan officiel.

Couchée sur le côté sur son lit à l’hôpital Laquintinie de Douala, qui accueille une partie des 600 blessés de l’accident, la jeune femme âgée de 32 ans garde le regard figé au plafond. Dans sa tête qui dodeline, elle revoit des images d’horreur.

« C’est mon dernier cri qui m’a sauvé »

« J’entends des cris, je revois des morts. Dans mon wagon, presque tous ceux avec qui je bavardais quelques instants avant sont morts. Une jeune femme m’avait confié son bébé que je tenais entre mes bras pour aller aux toilettes. Elle est morte et le bébé aussi, raconte-t-elle d’une voix rapide, les mains crispées sur les pans de son pagne. Les secouristes ont cru que j’étais morte aussi. C’est mon dernier cri qui m’a sauvé. Ils m’ont sorti du wagon à la dernière minute. »

Comme de nombreux passagers, Florence Beas a été contrainte d’emprunter le train, après que la route reliant Yaoundé à Douala, les principales villes du Cameroun, a été coupée en deux suite à l’effondrement d’un pont après les fortes pluies.

Ce jour-là, une foule se retrouve à la gare Camrail à Yaoundé. Face à l’afflux inhabituel de passagers, la société ferroviaire ajoute huit wagons aux neuf prévus, soit un total de 17 voitures, pour 1300 passagers, assis et debout.

Le train quitte le terminus autour de 11 heures. A l’approche de la gare d’Eseka située à 120 km de Yaoundé, vers 13 heures, une fumée claire, mais étouffante, envahit la locomotive qui se met à rouler à une vitesse folle.

« Soudain, notre wagon est tombé. On a fait plusieurs tonneaux, explique Clarisse Baby, la voisine de chambre de Florence, souffrant de douleurs à la poitrine, aux hanches et au bassin. Il y avait trop de morts qui étaient couchés sur moi. Je me suis mise à cogner le wagon. Les secouristes m’ont entendue. »

Clarisse a été évacuée à l’hôpital de district d’Eseka. Les autres survivants y sont conduits à bord de motos, de voitures, à dos d’hommes, pour premiers soins, en attendant les secours qui n’arriveront que « vers 18 heures », selon des témoins.

Doutes sur le nombre de morts

Joseph Patrick Bongoa, agent de sécurité dans les trains Camrail depuis trois ans et employé de l’entreprise Africa Security, contrôlait les cartes d’identité dans la classe Premium (intermédiaire) du « fameux 152 ». Il est sorti « miraculeusement indemne » de l’accident, en dehors de quelques contusions. Mais reste « traumatisé par les morts ».

« Notre wagon s’est retourné. Comme nous étions très nombreux, certaines personnes se sont retrouvées sur d’autres. Notre portière s’est envolée. Un autre wagon est venu nous heurter. Il y avait des morts, trop de morts », dit le jeune homme de 25 ans, venu accompagner un ami volontaire pour la banque de sang de Laquintinie.

Joseph et quelques autres sen sortent, sains et saufs et « trempés de sang ». Ils attendent quelques minutes que leur wagon se stabilise, cassent les vitres et aident les hommes, femmes, enfants et bébés à sortir. « Certains avaient perdu leurs bras et leurs pieds. D’autres avaient la tête ouverte. On essayait de sortir tous ceux qui bougeaient ou donnaient un petit signe de vie. » Le jeune homme le jure : « J’ai vu au moins cent morts. »

« A chaque fois que j’entends un ministre ou autre personne dire à la télévision qu’il y a eu 60 ou 70 morts, j’ai envie de casser ma télévision, s’offusque Youssouffa Hamadou, agent de sécurité dans les trains Camrail depuis deux ans. J’étais là. J’ai essayé de sauver des vies. J’ai vu des morts. Plus de 100 morts. »

A Eseka, les fouilles se sont achevées dimanche 23 octobre dans le ravin boueux où les wagons avaient fini leur course folle. « Ils disent qu’il y a eu moins de 70 morts au total ? s’étonne en riant aux éclats, Patrick Djon, l’un des habitants secouristes. Vous croyez qui ? J’étais là, j’ai tout vu. Je vous le jure, ce n’est même pas possible. Il y a eu au moins 120 morts. Demandez aux autres. »

Interrogé, Aboubakar Iyawa, le préfet du département du Nyong-et-Kelle, parle du « fantasme des uns et des autres ». « C’est exactement 79 morts recensés », tranche-t-il. « Attendons le résultat de l’enquête », explique pour sa part le maire.

Trois enquêtes ouvertes

Pour établir les causes exactes de ce drame, trois enquêtes ont été ouvertes au Cameroun. Le président de la République, Paul Biya, 83 ans, a signé le 25 octobre un décret portant création d’une commission d’enquête, ayant à sa tête le premier ministre, Philémon Yang, 69 ans, afin de « déterminer les causes de cet accident ferroviaire et proposer des mesures visant à limiter les risques de survenance d’une telle catastrophe à l’avenir ».

Le conducteur du train a été interpellé dans le cadre d’une enquête menée conjointement par la gendarmerie et la police judiciaire camerounaises. Du côté du groupe français Bolloré, actionnaire principal de Camrail, une procédure interne est en cours. Pour Eric Melet, président de Bolloré Africa Railways, le train allait trop vite. « Sur une partie du parcours en approche de la gare où s’est produit le déraillement, on a des vitesses qui sont anormalement élevées », a-t-il confié mardi aux agences de presse. Selon lui, 80-90 km/h au lieu de 40-50 km/h.

Face aux « contradictions » observées dans les faits rapportés, le nombre de morts et l’absence de déclaration officielle, le Syndicat national des journalistes du Cameroun (SNJC), a décidé de mettre sur pied une cellule spéciale baptisée Eseka 1 afin de « rechercher et révéler toutes les matières factuelles nécessaires à la bonne information et à la meilleure compréhension du public », a déclaré Denis Nkwebo, président du SNJC.

En attendant les résultats de ces différentes enquêtes, de nombreux Camerounais s’organisent pour venir en aide aux blessés. Des volontaires sillonnent des hôpitaux pour offrir vêtements, serviettes, sandwich, savons, eaux minérales… « Sur les réseaux sociaux, j’essaye d’appeler les Camerounais à l’aide. Nous leur parlons des besoins des blessés et ils accourent », explique Carole Leuwé, membre fondatrice du collectif Au nom de nos enfants. Plus de 400 poches de sang ont été collectées à l’hôpital de Laquintinie, qui est en pénurie chronique.

A son retour au pays, deux jours après le drame, Paul Biya, qui n’a pas assisté aux messes de recueillement et ne s’est pas non plus rendu sur le lieu du drame, a demandé aux hôpitaux de Douala et de Yaoundé qui accueillent les blessés, de les soigner gratuitement. Sur place pourtant, les malades affirment avoir déboursé de l’argent pour payer des médicaments. « Lundi, j’ai dépensé 26 000 francs CFA pour les médicaments car il n’y en avait pas en pharmacie et je ne suis pas la seule », soupire Sophie, dont la mère a le crâne recouvert d’un large bandage.

« Ce n’est que depuis mercredi qu’on parle de prise en charge gratuite. J’ai payé des médicaments les premiers jours », ajoute Amandine Domtche qui souffre d’une entorse au bras droit.