« I know it’s very early in the morning, how does it feel to play an important game, here in Paris ? » (« Je sais qu’il est très tôt, qu’est-ce que ça fait d’être à Paris pour jouer une partie importante ? ») Le joueur interrogé, un grand ado norvégien, lâchera seulement qu’il est « happy » d’être ici, à 9 heures du matin, pour le premier match de jeu vidéo de ce vendredi 28 octobre, au salon Paris Games Week. Et qu’il espère gagner 2 à 0. Olivier Morin, l’animateur à oreillette et micro-casque, a plus de ressources qu’un Nelson Monfort et sait rebondir pour faire monter la « hype » autour d’un affrontement : « On sent la tension et la concentration des joueurs… On applaudit l’équipe Norse, c’est leur première compétition à l’international ! » Les 200 spectateurs lève-tôt ne se font pas prier, d’autant que sur la scène sont arrivées des pom pom girls, au son d’un morceau de rock métal simple et lourd.

Olivier Morin se tourne alors vers les deux commentateurs, assis sur une estrade latérale. Leur visage apparaît sur le grand écran : « Si je vous teste un peu, vous pariez sur l’équipe norvégienne ou sur leurs adversaires bulgares ? », défie le connaisseur des ficelles du bon commentateur d’e-sport. Chacun choisit un favori, et la baston peut commencer, puisque les deux équipes vont se battre à CounterStrike Go, un jeu vidéo de tir qui voit s’affronter cinq « terroristes » contre cinq « contre-terroristes. »

M. Morin est une des grandes stars françaises du commentaire de compétition de jeu vidéo. Il peut mesurer la distance parcourue par la discipline, depuis cette année – en 2012, croit-il – où il avait commenté quasi seul les quatre jours complets de compétitions, sur des jeux divers et variés… Autour de lui, l’organisateur ESWC a déployé des moyens impressionnants : devant les centaines de places assises filment neuf caméras. Dont une montée sur une grue mobile, qui capte les exclamations du public lors des « shoots » les plus spectaculaires, ou qui filme des plans larges de la scène où sont alignées deux rangées de cinq joueurs, sur leurs sièges de compétition à mi-chemin entre le baquet de voiture de rallye et la chaise de secrétaire.

Un match de « Counterstrike » à la Paris Games Week, le 28 octobre. | Camille Millerand pour Le Monde

« Ce sont des moyens professionnels, qui permettent des retransmissions télévisées », résume Julien Brochet, le directeur de l’ESWC. Justement, Oxent, la maison mère de cet organisateur de compétitions, vient d’être rachetée par le groupe de divertissement Webedia, qui a l’ambition de populariser l’e-sport. Les plus grands matchs de la Paris Games Week sont d’ailleurs retransmis sur la chaîne partenaire SFR Sports 3. De son côté, l’organisateur rival ESL vient de signer un accord avec Canal+, qui a lancé ce vendredi le Canal eSport Club, sur le modèle de ses talk-shows de football. Avec pour maître de cérémonie Olivier Morin.

Dans le match en cours sur Counterstrike, tout va très vite : sur l’écran, on voit à travers les yeux d’un joueur qui furète, avec son fusil-mitrailleur décoré à la peinture fluo, dans ce qui ressemble à un quartier de Bagdad : tags en arabe, murs criblés de balles, tapis aux fenêtres… Il faut tuer sans se faire tuer. Les deux commentateurs décryptent l’action : « Norse agresse les bulgares, et met le tempo, déjà 2 à 0 »« C’est du jeu très direct, on avance dans un couloir à trois contre deux… » Le leader des bulgares, Spyder, mitraille un adversaire, qui recule, mais il ne le tue pas. « Ah là là ! Spyder loupe ! Il avait tout pour réussir ! Il l’avait de dos… 6-0 ! » Les Bulgares seront menés 14 à 3, mais ils feront une remontée haletante, avant de perdre 16-14 la première manche.

Casse-tête de réalisation

La régie pour la compétition « Countrestrike » de l’ESWC. | Camille Millerand pour Le Monde

Contrairement aux commentateurs sportifs classiques, les deux « casters » du jour ont, caché derrière leur pupitre, un écran et un clavier d’ordinateur : c’est ainsi que l’un deux choisit les images projetées sur le grand écran, en même temps qu’il parle. « Counterstrike a la particularité d’avoir dix points de vue possibles, un par joueur, mais pas de vue d’ensemble. Imaginez la même chose au football… », sourit Rémi, le réalisateur, lui-même ancien commentateur. « Il faut anticiper l’action pour ne louper aucun exploit et choisir le bon joueur pour voir ce qui se passe. » Ce flux « point of view », qui reprend ce que voient les joueurs, se mélange avec tous les autres flux que Rémi mixe dans la régie : les joies des joueurs, les commentateurs, le public…

Le réalisateur surreprésente les aspects humains dans le flux envoyé en direct via la plateforme Twitch aux internautes, car ceux-ci ne sont pas sur place. Et parfois pas en France : ce flux est aussi envoyé à plusieurs partenaires dans le monde, qui recommentent en direct dans d’autres langues. A cela s’ajoutent, chez ESWC comme chez ESL, plus de dix personnes chargées de faire des ralentis, de mettre en ligne des moments forts des matchs sur YouTube ou de répondre aux internautes, sur Twitter ou sur le chat ouvert sur Twitch…

Compétition de Just Dance. | Camille Millerand pour Le Monde

« Counterstrike est un jeu très sérieux, mais d’autres sont plus funs dans la réalisation, précise Rémi. Chaque jeu a sa problématique. On ne filme pas FIFA ou Counterstrike comme League of Legends. » Dans un style plus téléréalité, Just Dance voit s’affronter deux concurrents qui doivent reproduire les chorégraphies d’une chanson. Ce matin, le commentateur est sobre, l’accent est mis sur les danseurs. Ambiance aérobic décomplexée : « Je bouge mon boule » mais j’ai un « style de retraité », dit la chanson.

« Showmen » et techniciens

Champion du grand public, le jeu de football FIFA est le plus facile à réaliser : une caméra filme le terrain de haut et se déplace avec le ballon. Les deux joueurs sont côte à côte sur un canapé, sur la grande scène, comme ce midi, lors du « show match » organisé pour présenter les joueurs du PSG, club e-sport fraîchement lancé avec Webedia. Aux manettes, « deux des meilleurs joueurs de la planète », le Danois Agge, 20 ans, double champion du monde, et le Français Daxe, 16 ans. Debout derrière eux, deux autres légendes : le célèbre duo de commentateurs Bruce et Brak. Le premier a été quadruple champion du monde, ce qui illustre une tendance générale au e-sport, calquée sur le milieu du football : les « casters » sont d’anciens joueurs.

Agge et Daxe, au premier plan, et les commentateurs Bruce et Brak. | Camille Millerand pour Le Monde

« Pour que l’e-sport devienne médiatique, on a adapté des choses : on s’est rendu compte qu’il valait mieux des showmen que des purs techniciens pour animer », explique Désiré Koussawo, responsable événementiel d’ESL. Un enjeu du secteur est d’arriver à rendre les parties compréhensibles du grand public sans désintéresser les vrais fans. Mais, pour M. Morin ou M. Koussawo, le problème a été dépassé et les nouveaux partenaires médias comme Canal+ savent qu’ils s’adressent à un public « initié ». D’ailleurs, un match de League of Legends, le jeu d’e-sport le plus répandu, reste assez dur d’accès au néophyte : « Il va nous ressortir un bel Olaf », « Il a toutes les cartes pour snowballer », disent par exemple ce vendredi les commentateurs, à propos de ce jeu qui voit s’affronter des équipes dans un univers heroic fantasy. « Au bout de quelque temps, on comprend quand même l’enjeu de la partie », rassure le réalisateur Alexandre Fleuret.

Le tournoi ESL de « League of Legends » à la Paris Games Week, le 28 octobre. | Camille Millerand pour Le Monde

« A l’avenir, il faudra surtout que les matchs et les commentaires ne deviennent pas aussi convenus qu’à la télévision. Il faut qu’on puisse croire que ça peut à tout moment partir en vrille ou en karaoké débile », professe Mister MV, un joueur-vidéaste connu pour son ton drôle. Un conseil de plus pour un secteur en voie de médiatisation rapide.