En tournée en Afrique de l’Ouest du 28 au 31 octobre, le premier ministre français Manuel Valls écrit pour « Le Monde » ce texte depuis Accra, capitale du Ghana. De là, il se rendra en Côte d’Ivoire où se déroule un réferendum constitutionnel contesté par une partie de l’opposition.

Aujourd’hui, dimanche, au cours de ma visite officielle au Ghana, je me rendrai à la Franklin House, comme je me suis rendu à de nombreuses reprises sur l’île de Gorée, au Sénégal. Ces deux parcelles de l’Afrique, ces deux fenêtres sur l’Atlantique, disent toutes deux, avec la même force, la même émotion, la même indignation, ce que fut l’horreur de l’esclavage qui, pendant plusieurs siècles, au nom de l’appât du gain et au mépris de l’humain, a vidé le continent africain de son énergie vitale, piétiné les sociétés africaines, nié des cultures, des savoirs, un patrimoine ancestral.

La traite négrière a été un désastre à grande échelle. Cette réalité doit être rappelée, enseignée, martelée.

Il faut toujours rappeler l’enfer de douze millions d’hommes, de femmes, d’enfants arrachés à la terre de leurs ancêtres pour traverser l’Atlantique, enchaînés, réduits à l’état de bétail, de marchandises. Combien d’atrocités, de viols, de meurtres ! C’est un crime contre l’humanité. La France l’a pleinement reconnu par la loi du 21 mai 2001, dite loi Taubira.

Il faut toujours rappeler la réalité des crimes. Il faut aussi rappeler la dignité d’un combat. Celui de ces esclaves insurgés qui cherchèrent à briser les chaînes qu’on voulait leur imposer. Ils s’appelaient Frederick Douglass aux États-Unis, Toussaint Louverture en Haïti, Louis Delgrès en Guadeloupe, et sont encore aujourd’hui des exemples pour tous ceux qui se battent contre l’injustice et pour la liberté.

La dignité du combat, aussi, de Victor Schœlcher, celui sans qui le décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848 n’aurait pas vu le jour. Le 10 mai dernier, avec Jesse Jackson nous nous sommes recueillis sur sa tombe au Panthéon, ce lieu où la France honore ses grands hommes. Je pense également à Abraham Lincoln grâce à qui l’esclavage a été aboli aux Etats-Unis, le 18 décembre 1865.

C’est la tâche des historiens de restituer la nature, la profondeur des crimes, comme la réalité des combats vers l’abolition. C’est aussi la tâche des historiens d’éclairer dans toute sa complexité la réalité de l’esclavage, sans omission, ni simplification, c’est-à-dire en évoquant, bien sûr, la traite atlantique et le commerce triangulaire, dans lesquels l’Europe a une lourde responsabilité, mais aussi les traites saharienne, océan-indienne. La réalité des faits, toujours la réalité des faits qui permet de faire vivre la mémoire.

Cette mémoire de l’esclavage est au cœur de la conscience de l’Afrique. Elle vit dans des lieux où chacun peut se recueillir. Sur le continent africain mais aussi dans ces lieux que la France abrite : le mémorial de Nantes, le musée de Bordeaux, le mémorial ACTe de Guadeloupe. Chacun d’eux dit avec force l’horreur de l’esclavage et le devoir de se souvenir.

La mémoire ne doit pas désunir. Elle doit au contraire refermer les fractures et rassembler, dès lors que l’on fuit ce penchant terrible de la concurrence mémorielle, de la hiérarchie, de la comparaison entre les souffrances des uns et les malheurs des autres. Toutes les pages sombres de l’histoire de l’humanité doivent être dénoncées dans leur singularité. Nous devons poursuivre main dans la main – cela vaut pour mon pays, la France, et pour tant d’autres – cette longue marche vers la réconciliation des mémoires.

Une mémoire partagée, apaisée, nous arme contre le racisme, l’antisémitisme, les actes antimusulmans, antichrétiens, la xénophobie, la haine de l’autre, contre les préjugés et les discriminations – toutes ces formes odieuses d’intolérance qui continuent de nous emprisonner et d’empoisonner nos sociétés car elles sont autant de vexations, d’humiliations, de meurtrissures.

En Guinée-Bissau, un Mémorial de l’esclavage a ouvert ses portes
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Je sais qu’il a fallu du temps pour reconnaître la réalité de l’esclavage. Je sais combien les silences, les non-dits ont pu peser sur les victimes et leurs descendants. Mais je sais aussi combien l’histoire de l’Afrique, ce n’est pas que l’histoire de l’esclavage, à laquelle on veut trop souvent la réduire. C’est bien plus que cela ! Et je sais que l’Afrique a en elle la force de s’affranchir de ce passé en faisant siennes les paroles de Frantz Fanon : « Je ne suis pas esclave de l’Esclavage ».

S’affranchir de son passé, ce n’est pas absoudre ceux qui ont pu commettre des crimes. Ce n’est pas oublier. Bien au contraire ! S’affranchir du passé, c’est connaître l’histoire et être fier de ce que l’on est aujourd’hui, fier aussi du fait que de l’autre côté de l’Atlantique, une culture afro-américaine a fleuri, dans la musique, les arts, les lettres. Déracinée, elle s’est réinventée. C’est cette fameuse Harlem renaissance dont parlait Langston Hughes qui, par un effet miroir, inspira notamment Léopold Sédar Senghor dans l’affirmation de la négritude.

S’affranchir de son passé, c’est aussi se tourner avec enthousiasme vers l’avenir. Il ne s’agit pas tant de vivre dans l’idée d’une réparation – comme disait le grand poète martiniquais, descendant d’esclaves, Aimé Césaire, l’esclavage est « irréparable » – que de regarder vers demain, c’est-à-dire renforcer les liens entre nos deux continents, de part et d’autre de la Méditerranée.

C’est pour cela que je propose la création d’un « Erasmus euro-africain » – à qui il faudra trouver un nom – pour que les jeunes africains et les jeunes européens puissent venir étudier les uns chez les autres, se rencontrer, échanger, apprendre ensemble.

C’est pour cela aussi qu’il faut soutenir la jeunesse africaine qui entreprend, comme je l’ai fait en juin dernier, en recevant les 100 jeunes chefs d’entreprise lauréats de l’Institut Choiseul, issus de 44 pays africains, anglophones et francophones. Il reste tant à faire pour bâtir des ponts entre nos deux continents.

L’avenir de l’Afrique est plein de promesses. Elle est notre horizon. L’Afrique d’aujourd’hui et celle de demain, c’est une Afrique qui crée, qui innove.

L’Afrique n’est pas en train de se relever : elle est debout, fermement installée dans l’Histoire. Ma conviction, c’est que la France, et l’Europe doivent se tenir à ses côtés, pour bâtir ensemble le monde de demain.

Manuel Valls est premier ministre depuis le 31 mars 2014.