LA LISTE DE NOS ENVIES

Cette semaine, redécouvrez l’immense roman de Thomas Mann, La Montagne magique, dans une nouvelle traduction, plongez dans le journal que Philip K. Dick a tenu de ses propres hallucinations pendant huit ans, remontez le temps avec le nouvel ouvrage que l’historien britannique Ian Kershaw consacre à l’Europe de la première moitié du siècle passé et apprenez avec Shottenfreude, qu’en allemand, il y a un mot pour tout ou presque.

ROMAN. « La Montagne magique », de Thomas Mann

La Montagne magique, de l’allemand Thomas Mann (1924), n’avait pas été retraduite en français depuis 1931. On sait que le roman raconte le séjour en sanatorium, sept ans durant, de Hans Castorp. Sa villégiature se transforme en voyage initiatique de confrontation avec la souffrance et l’agonie, que seule interrompt la première guerre mondiale.

La nouvelle traduction, par Claire de Oliveira, modernise le texte sans complaisance ni anachronisme, rectifiant de nombreuses imprécisions   : un spermatozoïde a chez elle un « flagelle »  et non une « nageoire sur l’arrière-train » … Les édulcorations sont évacuées et les jeux de mots rétablis, qui procurent toute sa saveur et toute sa légèreté, voire son humour – chose inaperçue dans la première version – à la prose mannienne. Ainsi, quand la version de 1931 se contente de mettre dans la bouche de Mme Stöhr – que sa vulgarité conduit à déformer les expressions idiomatiques – un «  vous avez pris la fuite avec armes et bagages  », Claire de Oliveira, plus conforme à l’original, écrit «  vous avez pris la poudre d’escarcelle  » (au lieu « d’escampette » ). Un ouvrage essentiel nous est ainsi rendu : nul n’aura désormais d’excuses pour ne pas le lire jusqu’au bout. Nicolas Weill

FAYARD

« La Montagne magique » (Der Zauberberg), de Thomas Mann, traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, Fayard, 784 pages, 37 €.

CHRONIQUES. « L’Exégèse de Philip K. Dick »

Huit ans durant, de 1974 à 1982, l’écrivain américain Philip K. Dick, auteur mythique, entre autres, du Maître du Haut Château (1962), s’est livré par écrit à une « autoanalyse », à la suite d’expériences mystiques et psychosensorielles traumatisantes. Les milliers de pages de cette Exégèse, compilées après sa mort, paraissent enfin en anthologie.

C’est un hallucinant océan textuel composé de lettres, de méditations saisies au moment de leur déploiement, de citations, de poèmes, de notes illustrées. Un magma néanmoins parcouru d’un souffle unificateur, l’élan d’une plume endurante et inflexible, celle d’un homme avide de se comprendre.

Pour Dick, ce qui a été vécu est de l’ordre de l’anamnèse, d’une restitution de l’entière mémoire, d’une désinhibition (c’est son propre terme) de ses potentiels cérébraux et psychiques. Il peut ainsi se penser dans le cadre global d’une hiéro-histoire à forte tonalité gnostique où s’affrontent les forces du mal et du bien. Une liberté intérieure totalisante qui ne se renie pas mais peut, enfin, se relire et s’interpréter. François Angelier

J'AI LU

« L’Exégèse de Philip K. Dick. Volume 1 » (The Exegesis of Philip K. Dick), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Colton, J’ai lu, « Nouveaux Millénaires », 764 pages, 39,90 €.

HISTOIRE. « L’Europe en enfer. 1914-1949 », de Ian Kershaw

A l’heure où l’Europe se craquelle et où les nationalismes se réveillent, quelles leçons tirer de la première moitié du siècle passé, pour augurer de l’avenir du Vieux Continent ? Tous ceux que la question taraude seront reconnaissants au Britannique Ian Kershaw d’avoir mis son talent d’historien du nazisme au service d’un récit panoramique inédit, embrassant l’effondrement d’une civilisation puis sa remarquable renaissance (1914-1949).

La thèse défendue par Kershaw est celle d’une « guerre de trente ans » entre démocratie et dictature, entre capitalisme et communisme, l’entre-deux-guerres n’étant qu’un intermède. Une documentation, d’une richesse exceptionnelle, rend intelligible aussi bien les rapports de force que les mentalités des populations. De nombreuses anecdotes – les dessins animés de Mickey offerts par Goebbels à Hitler pour Noël en 1937 ; Staline massacrant avec sa pipe son perroquet trop agaçant – parsèment ce récit dense et didactique. Sa rigueur d’analyse et son exceptionnel sens de la synthèse font de cette chronique d’une autodestruction à la fois un ouvrage de référence et un salutaire avertissement. Philippe Bernard

SEUIL

« L’Europe en enfer. 1914-1949 » (To Hell and Back. Europe, 1914-1949), de Ian Kershaw, traduit de l’anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Seuil, « L’univers historique », 636 pages, 26 €.

VOCABULAIRE. « Schottenfreude », de Ben Schott

Manquerait-il des mots dans la langue ? Le bon sens nous le souffle tous les jours. Ne dit-on pas : « Il n’y a pas de mot pour décrire l’horreur de la situation… » ? Ce qui n’est pas clair, en revanche, c’est si la carence en vocabulaire est une bonne ou une mauvaise chose. Quand c’est le bonheur, on semble le regretter, et quand c’est l’horreur, on est bien content que les mots n’y touchent pas.

Ben Schott – célèbre pour ses miscellanées farfelues – a décidé d’empoigner ce manque à la racine et de fabriquer 120 « mots allemands pour la condition humaine ». Pourquoi l’allemand ? Parce que cette langue permet de créer des concepts « qui nous manquent » par combinaison de termes. Ainsi, le mot « Mahlneid », composé de « repas » et « envie », serait bien utile pour désigner cette tendance que nous avons, au restaurant, à choisir nos plats en fonction de ceux du voisin. Ou la « Witzfindungsstörung », « l’incapacité de se remémorer des histoires drôles », qui, précise Schott dans une des longues notes qui commentent chacune de ses inventions, n’est pas si grave, car « raconter une blague est un acte agressif ». Eric Loret

LE SOUS-SOL

« Schottenfreude. Il y a un mot pour tout », de Ben Schott, traduit de l’anglais par Danielle Orhan, Le Sous-sol, 96 pages, 15 €.