« Chanson douce » est le deuxième roman de Leïla Slimani. | JOEL SAGET/AFP

Le prix Goncourt a été attribué à Chanson douce de Leïla Slimani (Gallimard). Ce deuxième roman a été désigné dès le premier tour par les jurés du Goncourt, par six voix sur dix. Etaient également en lice L’autre qu’on adorait de Catherine Cusset (Gallimard), Petit Pays de Gaël Faye (Grasset) et Cannibales de Régis Jauffret (Seuil). Une sorte de logique pour ce palmarès 2016 qui avait vu, comme l’a noté sur Twitter le président du jury, Bernard Pivot, le système « galligrasseuil » se reconstituer. Avec deux nommés sur quatre, Gallimard avait mathématiquement une chance sur deux de l’emporter. La maison, qui a toujours fourni le plus important contingent de lauréats au prix-roi de l’édition française, l’avait déjà récemment obtenu en 2006, 2009 et 2011.

Dans la foulée et au même endroit (le restaurant Drouant, à Paris), le prix Renaudot a été attribué à Babylone, de Yasmina Reza (Flammarion).

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Récit familial et poétique horrifique

Avec Chanson douce, le jury a choisi de braquer un peu plus les projecteurs sur un roman déjà très bien accueilli par la critique et le public, qui l’a placé cette semaine à la 10e place des ventes littéraires du réseau de libraires Datalib. Leïla Slimani, tout juste 35 ans, journaliste passée par la khâgne et Sciences Po, avait déjà été fort remarquée l’an passé pour Dans le jardin de l’ogre (Gallimard) qui mettait en scène une bourgeoise nymphomane. Le livre devrait prochainement devenir un film. En racontant l’histoire excessive d’une nounou qui tue les enfants d’un couple de petits-bourgeois, l’écrivaine combine en quelque sorte les qualités de deux autres des romans qui concouraient cette année : le récit familial mais d’intérêt sociopolitique de Gaël Faye, et la poétique horrifique de Régis Jauffret.

Tiré d’un fait divers, un double infanticide dans les beaux quartiers de New York en 2012, Chanson douce happe le lecteur avec une force étonnante qui tient autant à la maîtrise de sa narration qu’à son écriture sèche, clinique, précise. A partir du dénouement (« Le bébé est mort »), l’auteur remonte le temps et explore les fêlures de Louise, une nounou apparemment parfaite dont le désarroi grandit tout au long du récit, nourri par un sentiment d’impuissance et de rancœur à l’égard de la vie.

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Elle a été embauchée par Myriam, une jeune salariée parisienne mère de deux enfants, peu attirée par le « bonheur, simple, muet, carcéral » de la femme au foyer, qui s’est mise en quête, avec son mari, Paul, de la perle rare. Louise dépasse leurs espérances car, en plus de s’occuper des petits, elle materne aussi les parents, cousant, rangeant, cuisinant, sans relâche : « Louise fait de cet appartement brouillon un parfait intérieur bourgeois. »

L’ambiguïté des sentiments auscultée

La nounou devient indispensable, installe « son nid » dans l’appartement et dans la vie du couple : « Elle est Vishnou divinité nourricière, jalouse et protectrice. Elle est la louve à la mamelle de qui ils viennent boire, la source infaillible de leur bonheur familial. » Certes, quelques bizarreries de Louise étonnent ou inquiètent : sautes d’humeur, disparition de plusieurs jours sans préavis, mais le couple, peu à l’aise avec la relation hiérarchique, lui trouve des excuses : « Nous l’avons humiliée. » Et puis « leur vie déborde » de rendez-vous à honorer, de tâches à accomplir, alors Paul et Myriam ferment les yeux. Peu à peu, le lien de subordination s’inverse et la jeune mère sûre d’elle baisse les yeux devant la nounou fluette.

Leïla Slimani décortique avec subtilité l’ambiguïté des sentiments, ce cocktail explosif de haine, d’envie et d’affection qui unit la nourrice à ses patrons. Au-delà du caractère hors norme du fait divers, elle ausculte la société contemporaine dans ses contradictions. Comment répondre à cette double injonction impossible à tenir : travailler beaucoup et élever ses enfants ? Comment concilier sa bonne conscience avec le rapport de domination inhérent à la relation employeur-employé ? « Pas de sans-papiers, on est d’accord ? Pour la femme de ménage ou le peintre, ça ne me dérange pas. Il faut bien qu’ils travaillent, mais pour garder les petits, c’est trop dangereux. » Derrière la tolérance affichée, il suffit d’une inflexion, d’une politesse qui sonne faux, pour qu’affleure le mépris de classe et que Louise, qui a cru faire partie de la famille, soit renvoyée à sa condition d’employée. La réussite de ses patrons finit par lui sembler un obstacle à la sienne propre.

D’une intelligence narrative et sociale sans faute, Chanson douce s’inscrit dans la lignée cruelle de ces récits – des Bonnes, de Jean Genet (1947) à Cérémonie, de Claude Chabrol (1995) – inspirés ­par l’affaire des sœurs Papin, deux servantes qui avaient assassiné leurs patronnes en 1933 : la tension qui sourd de chaque page y chauffe à blanc l’analyse d’une bourgeoisie que l’irruption d’une violence pulsionnelle finit par dynamiter.