Nicolas Sarkozy, alors président de la République, reçoit Mouammar Kadhafi à l’Elysée, en décembre 2007. | Laurent Sazy/Divergence

Le Monde a eu accès aux détails de l’enquête menée par les juges Serge Tournaire et Aude Buresi, qui tentent depuis 2013 de déterminer si la campagne présidentielle 2007 de Nicolas Sarkozy a fait l’objet d’un financement illicite provenant de la Libye. Les magistrats disposent désormais de centaines de documents et ont recueilli de nombreux témoignages d’anciens dignitaires libyens, de diplomates français, fonctionnaires ou hommes d’affaires qui viennent renforcer ces soupçons de financement. Simon Piel, journaliste au Monde, revient sur cette enquête.

Boris : Vous ne répondez pas à la question de la coïncidence de date de la publication de votre enquête avec les primaires de la droite.

Simon Piel : Plusieurs d’entre vous s’interrogent sur la publication de notre enquête le jour du deuxième débat de la primaire à droite. Ces interrogations sont légitimes. Toutefois, le calendrier politique n’est pas lié à la parution de nos articles. Cela fait plusieurs semaines que mon collègue Joan Tilouine et moi-même travaillons sur ces sujets. Il a fallu faire un lourd travail de vérifications et de recoupement avant d’être en mesure de publier cette série d’articles. Rien de plus, rien de moins.

H2b : Vous indiquez dans une réponse : « Les magistrats doivent en outre compter avec une forte adversité, appuyée sur des réseaux tant politiques que médiatiques. » De quelles adversités médiatiques doivent se méfier les magistrats ?

Les réseaux à l’œuvre se sont révélés efficaces pour parasiter les investigations et faire pression sur certains médias

Simon Piel : Depuis que l’instruction a été ouverte courant 2013, l’entourage de Nicolas Sarkozy a suivi comme il le pouvait avec une grande inquiétude les investigations les visant. Les réseaux à l’œuvre se sont révélés particulièrement efficaces, notamment pour parasiter les investigations en cours mais aussi pour faire pression sur certains médias afin que ce sujet soit couvert sous un jour favorable pour eux.

Elia : Les enquêteurs se posent-ils des questions sur les circonstances de la mort de Kadhafi ?

Simon Piel : Nous ne sommes pas dans la tête des enquêteurs. Toutefois, selon les informations que nous avons pu obtenir, la question de la mort de Kadhafi et de ses circonstances certes encore floues n’est pas un sujet judiciaire.

Guillaume : Bonjour, Nicolas Sarkozy a t-il été entendu par les juges sur cette affaire ? Qu’en est-il ressorti ?

Simon Piel : Nicolas Sarkozy n’a pas été entendu à ce jour dans le cadre de l’instruction visant un possible financement de sa campagne présidentielle en 2007 par la Libye. Mais selon toute vraisemblance il devrait l’être un jour compte tenu de l’accumulation des soupçons qui pèsent sur cette campagne.

Marc : Certains candidats à la primaire ont été de proches collaborateurs de Nicolas Sarkozy pendant les années du « système libyen ». Pourquoi cette affaire semble être une casserole seulement pour l’ancien président ?

Simon Piel : Cette affaire n’est pas gênante uniquement pour l’ancien président. Son ancien secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant, est par exemple mis en examen dans le cadre de cette instruction pour blanchiment de fraude fiscale en bande organisée, faux et usage de faux. La justice lui reproche d’avoir reçu un virement de 500 000 euros en provenance de Malaisie qu’il a justifié par la vente de deux tableaux d’un peintre flamand. Une explication qui n’a pas convaincu les magistrats.

Jacquesc : Vous citez Boris Boillon. Un lien est il fait entre ce financement et son interpellation le 31 juillet 2013 en possession de 350 000 euros en liquide ?

Simon Piel : Non, il n’y a pas de lien établi entre son interpellation et l’affaire libyenne. Il pourrait être prochainement renvoyé en tribunal mais sans doute probablement pour une infraction douanière relative à la détention de cet argent liquide qui n’avait pas été déclaré. Mais M. Boillon reste l’un des personnages clés des relations franco-libyennes sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

Alexis : Bonjour, Quel serait le montant exact que Nicolas Sarkozy aurait perçu ?

Simon Piel : Bonjour Alexis. Il faut être très prudent. Comme nous l’écrivons dans les différents articles parus ce jour, la justice n’est pas parvenue à prouver aujourd’hui que de l’argent libyen avait contribué à financer la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Il existe de forts soupçons qui reposent sur plusieurs témoignages, sur les écrits de l’ancien ministre du pétrole libyen dont Mediapart avait révélé la teneur, mais aussi sur le rôle trouble de l’intermédiaire Alexandre Djouhri, à la fois proche de Nicolas Sarkozy et de Bechir Saleh, alors dirigeant du fonds libyen.

Arnaud : Pensez-vous que ces enquêtes concernant le financement par la Libye de la campagne de N. Sarkozy ont des chances réelles d’aboutir un jour ?

Plusieurs personnes avec qui nous avons pu échanger nous ont confié leur peur de subir des représailles

Simon Piel : Bonjour Arnaud, ce qui est certain c’est que les investigations en cours sont tentaculaires et les efforts déployés par les enquêteurs considérables. Deux choses viennent toutefois contrarier leurs objectifs. Les circuits financiers sur lesquels ils travaillent sont d’une rare complexité et pourraient, peut-on imaginer, aboutir à des transferts d’argent liquide, beaucoup plus difficile à tracer. Le deuxième obstacle est la sensibilité du sujet et la crainte que celui-ci inspire sur de potentiels témoins. Plusieurs personnes avec qui nous avons pu échanger au cours de notre travail avec mon confrère Joan Tilouine nous ont confié leur peur de subir des représailles (pour ne pas dire plus) s’ils parlaient.

Keno33 : Bonjour, le camp Sarkozy a t-il réagi à la suite de cet article publié par le Monde ?

Simon Piel : Pas à ma connaissance jusqu’ici.

Elzévir : Bechir Saleh est un homme clé dans cette affaire. Pourquoi l’Afrique du Sud n’applique pas le mandat d’arrêt d’Interpol ?

Simon Piel : Bonjour Elzévir. Il est exact de dire que M. Saleh est possiblement celui qui pourrait apporter la vérité sur cette affaire. Mais son mandat d’arrêt émis par Interpol est aujourd’hui levé. L’Afrique du Sud n’a donc aucune obligation le concernant. A plusieurs reprises les magistrats ont cherché à l’entendre. Il était d’ailleurs convoqué le 7 septembre dernier mais ne s’est pas présenté. Il doit considérer qu’aujourd’hui ce n’est pas dans ses intérêts.

Gigi : M Takieddine avait annoncé à plusieurs reprises vouloir tout révéler dans ce dossier. A-t-il subi des pressions pour n’avoir toujours rien dit à ce jour ?

Simon Piel : Au contraire, M. Takieddine est l’un des premiers qui s’est exprimé publiquement sur le sujet et cela à plusieurs reprises. L’enquête judiciaire en cours a été d’ailleurs ouverte notamment sur la base de ces déclarations. Compte tenu de la personnalité et du rôle de cet intermédiaire, ces déclarations ont été prises avec des pincettes. Force est de constater aujourd’hui que l’enquête judiciaire contribue à donner a posteriori du crédit à ses propos.

Chourki Ghanem, à Vienne, en mai 2009. | SAMUEL KUBANI / AFP

Kaddour : Qui est cette personne trouvée « noyée » dans un pays de l’Est et qui a un lien avec cette affaire ?

Simon Piel : Bonjour Kaddour. Il s’agit de Choukri Ghanem, qui fut ministre du pétrole de Kadhafi. M. Ghanem avait pris l’habitude de noter scrupuleusement les comptes rendus de ces réunions. Le contenu de ce carnet révélé par Mediapart et dont nous publions le verbatim est explosif. Il mentionne en effet l’existence de plusieurs versements à Nicolas Sarkozy. Il est mort noyé en 2012 dans les eaux du Danube, dans des circonstances troubles. Je vous conseille la lecture de l’article suivant pour en savoir plus sur l’itinéraire de M. Ghanem, « le mort qui parle encore » :

Nicolas : Bonjour, comment expliquer ce réseau de « fidèles dévoués » autour de Sarkozy ? Le « charisme » de l’ancien président suffit-il à expliquer cette protection ? Merci.

Les réseaux mis au jour par la justice reposent en fait plutôt sur des liens d’intérêt. Politique pour les uns, économique voire affairiste pour les autres

Simon Piel : Bonjour, Nicolas. Au-delà du charisme indéniable de l’ancien président de la République, les réseaux mis au jour par la justice reposent en fait plutôt sur des liens d’intérêt. Politique pour les uns, économique voire affairiste pour les autres. Le meilleur exemple est celui de M. Alexandre Djouhri. Sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, qu’il tutoie, il est devenu un intermédiaire incontournable dans la conclusion des grands contrats – d’armements notamment – des grands groupes français avec l’étranger. Ses rapports privilégiés avec le pouvoir sarkozyste l’ont évidemment servi. De son côté, il a sans doute rendu des services en mettant en contact des gens pour qu’ils fassent des affaires ensemble. Sa proximité avec d’anciens hauts dignitaires libyens le place aujourd’hui au cœur des interrogations.

Tic et Tac : Bonjour. Quelles sont vos sources ?

Simon Piel : Bonjour Tic et Tac. Très bonne question à laquelle nous ne pouvons évidemment pas répondre.

Defendor : Bonjour, que risque Nicolas Sarkozy si les faits sont avérés un jour ?

Simon Piel : Bonjour Defendor. Si les faits sont établis ou tout au moins si les magistrats considèrent qu’il existe des indices graves et concordants laissant penser qu’il a commis une infraction, il pourrait être mis en examen puis renvoyé devant un tribunal. Mais il s’agit là de justice fiction. Nous en sommes encore loin. Il n’a pour l’instant pas encore été ne serait-ce qu’entendu.

GJC : Nicolas Sarkozy sera-t-il interrogé là-dessus ce soir au cours du deuxième débat de la primaire de la droite ?

Simon Piel : Bonjour GJC, je l’ignore, il faut le demander aux journalistes qui doivent animer l’émission. Malheureusement, il n’a pas souhaité réagir auprès de nous.

Baygon rouge : Que pensez-vous de l’accusation « d’acharnement judiciaire » évoqué dans cette affaire (et dans d’autres…) par Nicolas Sarkozy et son entourage ?

Simon Piel : Bonjour Baygon rouge (très bon pseudo). Il est certains que depuis plusieurs années, M. Sarkozy, comme il le dit lui-même, est la cible de nombreuses investigations, mais je ne pense pas qu’il faille y voir là un acharnement judiciaire. Les policiers comme les magistrats sont saisis de faits sur lesquels ils enquêtent. Il a d’ailleurs bénéficié de non-lieu ou de relaxe comme dans l’affaire Bettencourt ou celle dite des « pénalités », ce qui à mon sens aurait plutôt tendance à démontrer que la justice avance sereinement.

Anthony : Bonjour, pensez-vous être objectifs et inciter vos lecteurs à réfléchir sur un sujet qui intéresse les Français ou souhaitez-vous uniquement ternir l’image de Nicolas Sarkozy avec une affaire qui n’est constituée que de « soupçons » ? En tant que l’un de vos lecteurs, j’aurais préféré pouvoir réagir sur des sujets qui concernent davantage les Français, comme la crédibilité de la baisse du chômage par exemple, la réduction des dépenses publiques ou encore la flexibilité du travail et l’application de la loi Macron. Le fait que cet article figure au-dessus des autres montre bien la fracture entre « Le Monde » et ses lecteurs, qui souhaitent être informés et non initiés à une pensée unique.

Simon Piel : Bonjour Anthony. Je ne sais pas si l’objectivité absolue existe mais nous essayons de faire notre travail honnêtement, sans parti pris. Quant aux autres sujets que vous mentionnez, il me semble qu’ils sont traités régulièrement par mes confrères du journal. Libre à vous évidemment de considérer que les articles du jour sont dénués d’intérêt.

Grégoire : Bonjour, Mediapart annonçait en 2012 un financement illégal d’environ 50 millions d’euros. Selon votre enquête, les versements seraient de moins de 10 millions d’euros. D’où vient l’écart ?

Simon Piel : Bonjour Grégoire. Parmi les témoignages recueillis par les magistrats, les montants évoqués varient. Certains en effet, comme l’a dit Mediapart, parlent de 50 millions d’euros, d’autres de 20 ou 10 millions. Le carnet de l’ancien ministre du pétrole Choukri Ghanem parle de plusieurs versements pour un total de 6,5 millions d’euros. Difficile de savoir qui dit vrai, aucune preuve définitive n’ayant été mise au jour jusqu’à aujourd’hui. C’est un dossier particulièrement fuligineux.

Thomas : Bonjour, Nicolas Sarkozy est un justiciable comme tout le monde depuis juin 2012. Pourquoi les juges ne l’ont toujours pas convoqué pour une audition à minima libre ?

Simon Piel : Bonjour Thomas. Je ne suis pas dans la tête des juges. Peut-être voulaient-ils réunir un maximum d’éléments avant de l’interroger. On peut imaginer aujourd’hui qu’il sera un jour convoqué pour donner sa vérité sur les faits dont on le soupçonne lui et son entourage.

Khaled : Quel est le lien entre les Bugshan et les proches de Sarkozy ?

Simon Piel : Bonjour Khaled, Les Bugshan sont à la tête d’un important groupe industriel en Arabie saoudite et ont noué ces dernières années de nombreux contrats avec entreprises françaises. Alexandre Djouhri, l’intermédiaire que nous avons évoqué à plusieurs reprises a souvent travaillé avec eux. Il a pu même parfois disposer de certains de leurs comptes pour y placer son argent. Plus étonnant, les enquêteurs ont obtenu la preuve que l’argent touché par Claude Guéant (les fameux 500 000 euros des peintures flamandes) est parti d’un compte à Djeddah en Arabie saoudite appartenant à l’un des membres de la famille Bugshan avant de transiter par le compte d’un avocat malaisien puis d’arriver sur celui de l’ancien secrétaire général de l’Elysée.

Cocoburmese : Pourquoi l’exfiltration de Bechir Saleh sur le sol français, alors qu’il était sous mandat Interpol, par Squarcini et Guéant n’a-t-elle fait l’objet d’aucunes sanctions judiciaires vis-à-vis de ces personnes ? N’est-ce pas aussi un scandale d’Etat ?

Simon Piel : C’est une bonne question. Probablement parce que nous sommes à la frontière des questions que pourrait poser la « raison d’Etat ». Mais l’on commence à supposer que derrière celle-ci se cachaient donc d’autres secrets.

Par là : Au cours d’une campagne électorale, à quoi sert cet argent ?

Une campagne coûte cher. Il faut organiser les meetings, assurer le déplacement des militants, payer les équipes…

Simon Piel : Une campagne coûte cher. Il faut organiser les meetings, assurer le déplacement des militants, payer les équipes… La campagne de 2012 de Nicolas Sarkozy – elle aussi au cœur d’une autre instruction judiciaire dite « Bygmalion » – l’a bien montré. Or, depuis l’évolution de la législation sur le financement des partis politiques, ceux-ci n’ont plus le droit d’accepter de l’argent de personnes morales. Il faut donc trouver d’autres moyens de financements. Il y a les légaux et les autres.

Boulet : Que gagnaient les Libyens à aider Sarkozy ?

Simon Piel : A l’époque, et pour résumer à gros traits, le régime de Mouammar Khadafi cherche à retrouver de la respectabilité sur la scène internationale et sortir du statut d’Etat finançant le terrorisme dans lequel il était maintenu par la communauté internationale. La possibilité de retrouver des relations avec un pays de premier plan comme la France était pour lui une réelle opportunité.

Cet échange touche à sa fin. Désolé de n’avoir pu répondre à toutes vos (nombreuses) questions. Merci d’avoir été présents aussi nombreux.