«  La montée de la puissance chinoise est porteuse d’une autre mondialisation fondée sur les infrastructures. Son fer de lance est le projet chinois des « routes de la soie », conçu pour intégrer l’Asie, l’Afrique et l’Europe. L’abondance de l’épargne chinoise sera prépondérante dans son financement. » | Andy Wong / AP

Par Michel Aglietta, professeur émérite de sciences économiques et conseiller scientifique au Centre d’études prospectives et d’informations internationales et et à France stratégie

Le capitalisme ne respecte pas les frontières nationales. Sa lo gique est de se globaliser pour satisfaire sa finalité : l’expansion illimitée de la valeur exprimée en monnaie. Les transactions internationales qui en découlent mobilisent la liquidité qui est régulée dans le cadre des nations. Comme il n’y a ni souveraineté universelle ni coordination institutionnalisée des politiques nationales, il n’y a pas de monnaie internationale au sens strict. Dans leur usage international, les monnaies nationales sont des devises.

La force de la liquidité monétaire est son pouvoir d’achat unanimement accepté. Des devises sont donc équivalentes si leur pouvoir d’achat sur les marchandises dans le monde est le même. La globalisation financière réaliserait une intégration parfaite des marchés si toutes les devises étaient convertibles et respectaient la parité des pouvoirs d’achat.

Or les relations monétaires internationales sont à des années-lumière de cela. Il ne suffit pas de dire qu’il y a des imperfections pour expliquer que le système monétaire international ne fonctionne pas dans l’unité. Il y a une très grande inégalité dans l’usage des devises, et cette inégalité reflète un ensemble complexe de rapports de forces, économiques, financiers, politiques et militaires entre les nations qui émettent ces devises.

Il existe ainsi une devise qui perdure en position dominante pendant une longue période historique. C’est la devise-clé. Depuis l’âge classique du capitalisme, qui a émergé dans les années 1830 et 1840, le monde n’a connu que deux devises-clés, la livre sterling, puis le dollar.

Politique unilatérale

Le marché ne peut pas faire émerger une devise-clé dans un univers de devises concurrentes. Car la liquidité est un bien public. Elle est d’acceptation unanime. Chacun la demande parce qu’il pense que les autres la demandent. Les demandes individuelles ne sont pas séparables, de sorte que la demande de chacun est fonction croissante de la demande des autres.

Ainsi la demande agrégée ne permet-elle pas de déterminer un prix d’équilibre lorsque deux ou plusieurs devises sont candidates pour se partager le support de la liquidité ultime, celle que tous les acteurs de la finance internationale recherchent lorsqu’ils sont pris dans le tourbillon d’une crise financière.

Si deux devises sont candidates pour la liquidité ultime, soit l’une chasse l’autre, soit elles sont non distinguables. Dans le monde réel, plus deux devises sont substituables, plus leurs taux de change sont instables. Car les plus petites perceptions de discordances dans les politiques monétaires, ou tout autre événement qui modifie les croyances, déclenchent des mouvements de capitaux entre les devises candidates.

La devise-clé est, donc, une question de rapports de puissance, institutionnalisés par convergence des nations (étalon-or) ou par accord international (Bretton Woods). Elle peut aussi s’imposer sans règle communément acceptée. C’est le cas du dollar depuis le coup de force de Nixon, qui mit fin unilatéralement à l’accord de Bretton Woods le 15 août 1971 et qui fut entériné par les accords de la Jamaïque en 1976.

Dans cette dernière configuration, le pays émetteur de la devise-clé mène une politique unilatérale, sans qu’aucune règle internationale ne garantisse un équilibre avec les besoins du reste du monde. Les autres pays s’en accommodent s’ils sont dans l’orbite politique du pays hégémonique ou s’ils amortissent les effets de sa politique unilatérale par des contrôles de capitaux.

Montée de la puissance chinoise

Le rôle de la devise-clé implique une domination hiérarchique dans les systèmes de paiements internationaux. C’est le cas du dollar. Mais le système s’érode lorsque le poids économique relatif des Etats-Unis régresse, et surtout lorsque leur influence prépondérante dans la résolution des tensions géopolitiques internationales est contestée. Ces forces sont en mouvement depuis la crise financière qui a affaibli l’idéologie unificatrice du consensus de Washington – le fondamentalisme du marché – après l’effondrement de l’URSS.

La mondialisation, en ce siècle, ne devra pas être celle du tout-marché, mais celle des biens publics transnationaux dont la production requiert des investissements colossaux de long terme. L’impulsion et la garantie des puissances publiques seront prépondérantes dans cette nouvelle révolution industrielle : révolution environnementale, partage des ressources naturelles, développement intégré urbain et rural, transformation des transports. Bref, tout ce qui va faire passer d’un mode de vie ancré sur la propriété privée à un mode de partage.

Corrélativement, la montée de la puissance chinoise est porteuse d’une autre mondialisation fondée sur les infrastructures. Son fer de lance est le projet chinois des « routes de la soie », conçu pour intégrer l’Asie, l’Afrique et l’Europe. L’abondance de l’épargne chinoise sera prépondérante dans son financement. C’est pourquoi le renminbi est candidat à être une devise largement utilisée, mais non dominante.

Car cette finance de long terme exige un système monétaire multilatéral, sans hégémonie, donc sans devise-clé. Un tel système va cependant rencontrer l’instabilité propre à la recherche de la liquidité ultime. Le problème qui fut écarté par la surpuissance américaine à Bretton Woods va donc se poser, de nouveau : il faut un minimum viable de coopération monétaire et une liquidité ultime universelle qui ne soit la dette d’aucun pays.

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Elles…