L’accident du train 152 Yaoundé-Douala survenu le 21 octobre a vraisemblablement causé la mort d’au moins 79 personnes et fait des centaines de blessés parmi lesquels un grand nombre paiera le lourd tribut de séquelles physiques et psychiques. Si l’on se remémore les accidents de ce type survenus en Afrique, l’indemnisation des victimes ne sera sans doute que symbolique.

La récurrence de ces drames dans l’espace africain interpelle d’autant plus qu’elle se double d’une absence d’identification des vrais responsables. Et le temps efface le souvenir de ces nombreux morts. Qui est responsable ? Le politique ? Le technicien ? L’opérateur économique ? L’environnement socio-économique ? La collectivité ? Parmi les causes, le dénominateur commun est bien entendu le sous-développement et son corollaire, la pauvreté. Sans oublier la cupidité, la rapacité qui arment le cynisme des prédateurs économiques.

Maillons faibles

Dans la quête des responsabilités, le scénario est toujours le même. Différents acteurs liés à l’accident sont interpellés, puis se défendent en accusant l’autre, les autres. Finalement, après un semblant d’enquêtes et de justice, on identifie inéluctablement comme « responsables » les maillons faibles : l’agent aux manettes du camion, du train, de la machine et quelques employés. L’acteur principal joue à peine le second rôle et parvient à se fondre dans la foule des figurants. Dans le cas présent, le groupe Bolloré sera juste affleuré par les attaques de la vox intelligentsia africaine qui dénoncera le capitalisme néocolonial, bien assis sur une chaise portée par les épaules des « collabos » locaux : politiciens au pouvoir, entrepreneurs véreux, etc. D’un autre côté, on stigmatisera doctement l’incompétence, l’indolence et l’ingénuité constitutionnelles du Noir. Le buzz vrombira frénétiquement sur le Net suivi d’un silence assourdissant. Les médias s’enfermeront dans une aphonie, une agraphie. Le mutisme et la cécité donneront le clap final en attendant le prochain film d’horreur.

En Afrique, les manifestations politiques sur la place publique deviennent relativement fréquentes. En revanche, devant de telles tragédies, la mobilisation et les protestations publiques sont rares et sans impact sociopolitique. Quelques rappels. Le drame de Nsam-Efoulam, dans les faubourgs de Yaoundé, avec l’explosion de wagons-citernes transportant des produits pétroliers qui avait provoqué le décès de 235 personnes, le 14 février 1998. Le tragique naufrage du Joola au Sénégal, le 26 septembre 2002 : 2 000 morts. Autant que le Titanic… En septembre 2006, le navire pétrolier Probo-Koala affrété par la société hollandaise et suisse Trafigura a déversé un mélange de 581 tonnes de déchets dont les émanations ont intoxiqué plus de 40 000 personnes à Abidjan. Une centaine de personnes sont mortes, le 12 juillet 2012 dans l’incendie d’un camion-citerne accidenté à Okogbe, dans le sud du Nigeria. Les exemples sont légion.

Catharsis communautaire

Pourquoi cette atonie de la société civile devant ces tragédies ? Posture qui empêche de tirer des enseignements de tels événements afin qu’ils ne se reproduisent plus. Pourquoi ces drames sont-ils vite évacués dans un processus d’inhibition globale des mémoires. Et pourtant, l’Afrique honore ses morts avec une amplitude supérieure à un grand nombre de peuples de ce monde. Paradoxalement, le deuil devant un tel nombre de cadavres – un massacre – est éphémère. Pourquoi ? Perte d’une éthique « de la proximité » ? Lâcheté ou fatalisme, rendant volatile l’introspection ? Impératifs du quotidien pour survivre : se nourrir, se loger, se soigner, s’instruire ? Transfert de la douleur vers la prière frénétique afin d’annihiler les peurs existentielles ? Le vécu du temps présent est sans espoir. Le futur n’est pas scruté. Le combat est vain.

L’absence de démocratie et les répressions policières incitent assurément à la prudence. On redoute le pouvoir politique en oubliant que celui-ci craint les manifestations des citoyens lorsqu’ils remplissent les rues. L’exemple du vendeur ambulant tunisien Mohamed Bouazizi qui s’était immolé par le feu en janvier 2011 et le « printemps arabe » qui s’en était suivi en témoignent.

L’occasion d’une catharsis communautaire, d’une prise de conscience collective qu’un contre-pouvoir est possible, est manquée. Une prise de conscience peut s’exprimer à travers les arts, l’écriture, le théâtre, le cinéma, la musique. Mais aussi par des rendez-vous mémoriels annuels pour se souvenir des morts de Camrail, du Probo-Koala, d’Okogbe et de toutes les autres catastrophes injustifiées et injustifiables.

Gilbert Dechambenoit est professeur de neurochirurgie à l’université d’Abidjan et rédacteur en chef de la revue African journal of neurological sciences.