Professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine, Dominique Méda dirige l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso). Auteure de plusieurs ouvrages sur les questions de croissance et de transition écologique, elle a récemment cosigné, avec Pierre Larrouturou, Einstein avait raison : il faut réduire le temps de travail (Les Éditions de l’Atelier, 254 p., 14 euros).

Dominique Méda est professeure de sociologie et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso). | LOLA REBOUD

Vous avez beaucoup travaillé sur la question du temps de travail. Quelles sont les grandes tendances de son évolution ?

Depuis le XIXe siècle, le temps de travail dans les sociétés industrialisées a été divisé par deux, passant d’environ 3 000 heures par an en 1830 à 1 500-1 600 heures aujourd’hui. Autour de 1840, beaucoup d’ouvriers travaillaient plus de seize heures par jour. Depuis une soixantaine d’années en Europe, la durée du travail a baissé de manière uniforme, mais avec des modalités différentes selon les pays.

En Allemagne, depuis le début des années 2000, la durée du travail a baissé en raison d’un fort recours au temps partiel (il représente 28 % de l’emploi total et 18 % des actifs occupés travaillent moins de 20 heures), alors qu’en France, les lois du début des années 2000 ont participé à la réduction de la durée de travail à temps plein. Celle-ci est moins élevée que dans d’autres pays, mais il y a moins de temps partiel (18 % de l’emploi total). Finalement, temps plein et partiel confondus, les Français travaillent plus que les autres : selon l’OCDE, la durée moyenne hebdomadaire de travail en France est 37,3 heures, mais 36,7 aux Royaume-Uni, 35,3 en Allemagne, 33,5 au Danemark et 30,1 aux Pays-Bas !

La diminution du temps de travail est-elle naturelle ?

Non, c’est le résultat d’une conquête, l’intervention législative est nécessaire à chaque fois ! En 1841, la loi qui interdit le travail des enfants de moins de 8 ans et limite la durée du travail des enfants de 8 à 12 ans, marque la naissance du droit du travail. Viennent ensuite les lois de 1874, 1892, 1900 et 1906 qui encadrent le temps de travail de certaines catégories de la population, puis de l’ensemble d’entre elles. Une série de lois instaurant des limitations de durée du travail et les congés payés sont décidés au cours du XXe siècle, dont la loi du 20 juin 1936.

Sans parler de celles de 1998 et 2000, qui reflètent le symbole d’une action publique hyper réfléchie pour combattre le chômage en impliquant les partenaires sociaux et en invitant à de profondes réorganisations du travail. Elles ont permis de créer au moins 350 000 emplois pour un coût public relativement raisonnable (9 000 euros net par emploi créé).

Est-ce parce qu’on travaille moins qu’on accorde moins de valeur au travail ?

Non ! Les enquêtes européennes menées sur les valeurs montrent en 1999, comme en 2008, que les Français sont parmi les plus nombreux à déclarer que le travail est « très important » pour eux. Ils plébiscitent ses dimensions expressives (intérêt de l’activité, son contenu ainsi que l’ambiance de travail) et on n’y constate à aucun moment une quelconque « dégradation de la valeur travail ». Au contraire, les salariés se plaignent souvent qu’on les empêche de faire un travail de qualité.

Quel serait le « bon temps de travail » dans la société actuelle ?

Le bon temps de travail, c’est celui qui permet à tous de travailler ! Nous devrions continuer à réduire le temps de travail, ou du moins la norme de travail à temps complet. Lorsque plus de 6 millions de personnes sont au chômage, que 1,2 million le sont depuis plus d’un an, et plus de 800 000 depuis plus de trois ans, il est criminel de ne pas engager une politique de partage du travail. Et ce d’autant que le volume de travail est en permanence partagé : à un moment, certains ne travaillent pas du tout, d’autres 10 heures par semaine, d’autres encore 60 heures. En Allemagne, les travailleurs masculins occupent plutôt des temps pleins longs dans l’industrie et les femmes des temps partiels courts dans les services.

« Le bon temps de travail, c’est celui qui permet à l’ensemble des personnes en âge de travailler d’accéder à l’emploi. »

En France, la convergence est plus grande autour de la norme : il faut réduire le temps de travail pour éviter que le chômage n’opère des dégâts sur les individus, mais aussi pour éviter qu’il ne pèse sur les conditions de travail et les salaires de l’ensemble de la population en emploi. Le bon temps de travail c’est donc celui qui permet à l’ensemble des personnes en âge de travailler d’accéder à l’emploi, mais aussi aux hommes et aux femmes d’assurer la prise en charge à parts égales des activités domestiques et familiales, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui…

Parlons-en : comment les femmes agencent-elles leurs différents emplois du temps aujourd’hui ?

La majeure partie des activités familiales et domestiques continue d’être assurée par les femmes qui occupent bien plus fréquemment que les hommes des emplois à temps partiel (supposés mieux permettre la « conciliation ») et dont les carrières sont beaucoup plus interrompues que celles des hommes. Cela a des impacts sur leurs salaires et leur retraite. Celles qui sont en emploi et aménagent de véritables réservoirs de temps pour toute la famille sont aussi celles qui, en général, organisent la vie familiale, assurent la coordination des différents temps et supportent dès lors une « charge mentale » dont toutes les enquêtes dont nous disposons font mention…

La répartition du temps consacré aux tâches ménagères évolue-t-elle ?

Très peu. Au fil des années, les femmes se sont débarrassées d’un certain nombre de tâches chronophages, principalement grâce aux équipements ménagers et à la diffusion de nouveaux produits (surgelés, etc.). Mais cela n’a pas entraîné une nouvelle répartition des temps consacrés aux activités domestiques et familiales entre les hommes et les femmes. Les hommes s’occupent un peu plus des enfants – c’est plus gratifiant que de laver le sol – et si les lois de RTT avaient engagé un mouvement de rééquilibrage des tâches et des temps, celui-ci a malheureusement été stoppé.

Dominique Méda a cosigné, avec Pierre Larrouturou, « Einstein avait raison : il faut réduire le temps de travail » (Les Éditions de l’Atelier). | LOLA REBOUD

Vous plaidez pour une redistribution du temps de travail. De quoi s’agit-il ?

Dans notre dernier livre avec Pierre Larrouturou, nous invitons les entreprises à réduire le temps de travail de leurs salariés de 10 %, à créer 10 % d’emplois et, à cette condition seulement, d’accéder à une exonération de cotisations sociales équivalant à 10 % du salaire brut la première année, puis 8 % ensuite de façon pérenne. Ces 8 % comprennent notamment les 6,4 % de cotisations chômage.

Cela consiste donc à soumettre les aides données aux entreprises à des contreparties, et à remettre la création d’emplois au premier plan. Ce processus de réduction du temps de travail devrait être accompagné d’un programme massif de formation des chômeurs de longue durée, et d’un engagement dans la reconversion écologique qui devrait aussi créer de nombreux emplois et permettre une désintensification du travail.

Comment pourrions-nous mieux gérer notre temps dans une société qui donne la sensation que tout s’accélère ?

En nous appuyant sur des règles, notamment celles qui protègent la santé des travailleurs. Avec « l’ubérisation » de la société se développent des emplois dans les zones grises du travail salarié et indépendant, en dehors des protections du salariat : ces emplois donnent l’illusion de la liberté et de l’autonomie, mais débouchent souvent sur une sorte d’auto-exploitation. Certains auto-entrepreneurs travaillent de très longues heures pour des revenus extrêmement faibles : au bout de trois ans, 90 % d’entre eux gagnent moins que le smic et leurs revenus s’élèvent en moyenne à 460 euros par mois.

Si les revenus tirés du travail sont si faibles, il faut travailler toujours plus : la tâche s’intensifie, les durées s’allongent, il n’y a plus de différence entre vie professionnelle et vie privée, le travail mange tout. C’est pour protéger la santé des travailleurs – y compris contre eux-mêmes – que le droit du travail a été inventé. C’est le meilleur support pour bien organiser nos vies.