Impossible de restituer en quelques paragraphes le bouillonnement intellectuel et artistique de la première édition des Ateliers de la pensée qui, sous l’impulsion d’Achille Mbembe et de Felwine Sarr, se sont déroulés fin octobre à Dakar et à Saint-Louis. J’ai bien écrit « première édition », le désir impérieux d’inscrire ces agapes intellectuelles dans la durée s’étant imposé dès la première session. Il y aura un deuxième, un troisième, voire un dixième « Ateliers », ne serait-ce que pour prolonger le plaisir d’être ensemble sur le continent africain, de réfléchir aux problèmes qui nous préoccupent, de rappeler à nous d’abord et, à tous les autres ensuite, le souci de l’Afrique et le souci du monde.

Pas facile de restituer toute la chaleur humaine et conviviale liée à un tel événement, tous les éclats de rire, les étreintes, les joutes, les blagues, les apartés, les bises, les cortèges, les repas collectifs, les pas de danse, les photos de groupe ou les selfies. Les historiens reviendront, à coup sûr, sur ces quelques jours d’émulation intellectuelle collective et qu’ils replaceront dans l’histoire des grandes rencontres panafricaines organisées jadis par Alioune Diop, l’infatigable animateur de la revue Présence africaine, notamment à Paris, Rome, Dakar, Alger ou Lagos.

Repenser l’Afrique et sa relation planétaire

Si le but est de rendre le continent plus visible et plus confiant dans l’arène mondiale, force est de reconnaître que les défis ne manquent pas. Et tant mieux, car c’est dans la difficulté que les individus et les communautés se dépassent pour donner le meilleur. Des voix sceptiques se lèvent déjà, nous demandant comment repenser l’Afrique et sa relation planétaire après des siècles de « dépossession » des Africains de leur propre Histoire. Il nous faut « sortir du tête-à-tête avec l’Occident », nous suggère l’historien sénégalais Mamadou Diouf. Cet exemple nous montre que des réponses multiples, inattendues ou évidentes, ont été annoncées, testées, débattues lors de ces Ateliers de la pensée.

En restant sur les grandes lignes, il me plaît aussi de retenir que nous fûmes bel et bien présents au rendez-vous. Mieux, les figures tutélaires (Césaire, Senghor, Fanon, Dubois, etc.) souvent évoquées n’étaient jamais loin, nous assurant leur protection et leur attention bienveillantes. Elles aussi ne voulaient pas manquer à l’appel car, pour emprunter les mots de mon ami Achille Mbembe, « la planétarisation de la question africaine » et son corollaire « l’africanisation de la question planétaire » sur le plan philosophique et esthétique ne sont rien d’autre que l’événement du XXIe siècle.

Les Ateliers se sont déroulés à huis clos mais aussi en plein air, sous le ciel étoilé de Dakar et de Saint-Louis. Pour communier avec le public dense, attentif ou impatient qui a pris d’assaut l’Institut français, les penseurs et écrivains se firent d’excellents animateurs à l’instar d’Alain Mabanckou. Après de telles retrouvailles, difficile de se quitter et le dialogue dut se prolonger jusqu’au bout de la nuit. Pendant ces quelques heures, j’eus le privilège de saisir la respiration de Dakar, en nocturne, au milieu de sons urbains et familiers, et de me mettre à l’écoute de cette force presque tellurique qu’est la métropole africaine. Cette affaire de respiration est d’une importance capitale à mes yeux, car elle nous fait toucher du doigt ce qui menace de nous étouffer ici et ailleurs, au propre comme au figuré.

Privés d’oxygène

« I can’t breath ! » (« Je ne peux pas respirer ») J’ai encore en mémoire les derniers mots d’Eric Garner peu de temps avant sa mort. La scène macabre s’était déroulée le 17 juillet 2014 vers 17 heures, à New York, dans le quartier de Staten Island. La main et la matraque des policiers américains donnant la mort par suffocation sont aussi la main et la matraque qui assurent un semblant de calme dans le bassin du Congo, en Gambie, à Djibouti, en Ethiopie et au Zimbabwe, tous ces pays privés d’oxygène par la faute des cliques mafieuses. Ce sont la même main et la même matraque qui dispersent les réfugiés aux pieds couverts de la poussière de l’exil.

Dans la nuit de Dakar et dans la langueur de Saint-Louis, le souci de l’Afrique et du monde va de pair avec le souci de soi, l’attention portée sur nos infrastructures psychiques et physiques. Pas seulement à la tête, mais également au cœur, au corps tout entier. Réfléchir, agir individuellement ou collectivement, poser un geste artistique, tout cela est aussi une affaire de respiration. Parce que la respiration est le signe d’un corps vivant, il s’agit pour chacun d’entre nous d’aller chercher au fond de soi l’oxygène nécessaire pour faire éclore les émotions et pensées, les concepts, les pratiques et les mouvements qui demain changeront la face et l’allure du monde. Penser, écrire, respirer, tel était le but des Ateliers de la pensée !

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006), il a publié en 2015 La Divine Chanson (éd. Zulma).