Michel Sapin, à l’Assemblée nationale, le 19 octobre. | Jean-Claude Coutausse / french-politics pour Le Monde

L’adoption définitive, mardi 8 novembre à l’Assemblée nationale, du projet de loi sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique, dit « Sapin 2 », devrait marquer une étape décisive pour la reconnaissance et la protection des lanceurs d’alerte en droit français. Jusqu’au dernier moment, pourtant, les dix-sept organisations non gouvernementales (ONG) signataires de la pétition « pour une protection effective des lanceurs d’alerte », qui a recueilli 77 000 signatures, ont craint que le dispositif adopté ne soit finalement « amoindri, sinon mort-né », comme l’expliquait la veille du vote Nicole Marie Meyer, responsable de l’alerte éthique pour Transparency International France.

C’est en effet un texte largement remanié qui est issu, jeudi 3 novembre, de l’examen en deuxième lecture au Sénat. La majorité sénatoriale de droite n’a jamais fait mystère de sa méfiance vis-à-vis des « lanceurs de fausses alertes qui risquent de porter préjudice à des intérêts publics ou privés », aux dires de Philippe Bas, le président (LR) de la commission des lois du Sénat.

Toutefois, même si des désaccords subsistaient entre l’Assemblée nationale et le Sénat à l’issue de la première lecture, empêchant la commission mixte paritaire entre les deux assemblées d’aboutir à un texte commun, le travail des sénateurs n’avait pas consisté à mettre à bas le dispositif proposé. Ils l’avaient même, sur certains points, amélioré et sécurisé juridiquement.

« Brusque coup de volant à droite »

Aussi les ONG ont-elles été atterrées par le « brusque coup de volant à droite » des sénateurs en deuxième lecture. Disparaît du texte transmis par le Sénat la notion de « menace pour l’intérêt général » dans la définition des alertes protégées. « Cette notion était insuffisamment précise et trop subjective pour fonder une irresponsabilité pénale », estime la commission des lois du Sénat. Pour les ONG, c’est ainsi le principe de précaution qui est écarté.

L’Assemblée nationale avait prévu que toute décision contraire au principe de non-discrimination à l’encontre d’un lanceur d’alerte était « nulle de plein droit ». Le Sénat a supprimé cette disposition, la jugeant redondante avec le code du travail. Il a également effacé les dispositions introduites par les députés visant à sanctionner le délit d’entrave au lancement d’une alerte éthique d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. « L’infraction ainsi définie est trop imprécise », souligne le rapporteur de la commission des lois, François Pillet (LR). En outre, le Sénat s’est opposé à l’augmentation du montant de l’amende civile de 15 000 euros prévue en cas de dépôt d’une plainte abusive pour diffamation contre le lanceur d’alerte.

« Confusion entre alerte et délation »

Supprimée aussi l’aide financière au lanceur d’alerte attribuée « en tant que de besoin » que prévoyait la proposition de loi organique sur les compétences du Défenseur des droits. Pour M. Pillet, « le Défenseur des droits ne peut être à la fois tiers sui generis et défenseur d’une partie, il ne peut enquêter, sanctionner et protéger ». Enfin, le Sénat a introduit une responsabilité civile et pénale pour tout signalement « abusif ou déloyal » et il a considéré que le respect de la procédure de signalement était « un des éléments constitutifs de la bonne foi » du lanceur d’alerte. Autant de dispositions restrictives symptomatiques d’une suspicion a priori à l’encontre des lanceurs d’alerte.

Pour Mme Meyer, « le Sénat reste dans un schéma de confusion entre l’alerte et la délation, il a une vision très archaïque ». Elle y voit également « le poids de lobbies puissants » : « la version du Sénat n’est plus qu’un champ de ruines », déplore-t-elle. Les craintes des ONG ont été avivées par le fait que, en séance au Palais du Luxembourg, le gouvernement n’ait que mollement défendu les dispositions introduites par l’Assemblée nationale, voire, sur certains amendements sénatoriaux, ait émis un avis de « sagesse », qui équivaut à laisser la main aux parlementaires.

Selon le rapporteur du projet de loi à l’Assemblée nationale, Sébastien Denaja, ces craintes ne sont pas fondées. « Nous revenons au dernier texte issu des travaux de l’Assemblée nationale, assure le député (PS) de l’Hérault. C’est la version de gauche qui va l’emporter. » L’entourage du ministre de l’économie et des finances, Michel Sapin, confirmait également qu’il soutiendrait un retour à la dernière version adoptée par les députés. Certains accommodements de dernière minute ne peuvent cependant être totalement exclus. De quoi motiver la vigilance des ONG sur un texte attendu depuis des années pour mettre la France au standard des pays qui ont déjà adopté un statut pour les lanceurs d’alerte.