Les voyages d’Ulysse, d’Emmanuel Lepage (dessin) et Sophie Michel (scénario), avec des dessins de René Follet, éditions Daniel Maghen, 272 pages, 29 euros

EDITIONS DANIEL MAGHEN

Ce n’est pas l’œuvre d’une vie mais presque. Au total, Emmanuel Lepage a mis près de dix ans à réaliser Les voyages d’Ulysse, un album hybride scénarisé par sa femme Sophie Michel, qui conte l’histoire de Salomé, mystérieuse capitaine de navire en quête d’un peintre à travers la Méditerranée de la fin du XIXe siècle. « À l’origine, je ne voulais pas faire une BD mais un livre illustré pour mon fils Ulysse, comme je l’avais fait pour ma fille quelques années auparavant avec Les voyages d’Anna [éditions Daniel Maghen, 2005], explique l’auteur breton, âgé de 50 ans. Mais le projet a pris de l’ampleur : on était parti sur 30 pages, on a fini à 280 ! »

Entre-temps, le carnet de voyage s’est transformé en un fabuleux récit maritime, où se mêlent planches de BD, grandes illustrations, reproductions de dessins anciens et extraits de l’Odyssée d’Homère. « Tout s’est fait un peu dans le désordre, s’amuse Emmanuel Lepage. J’ai fait ce livre un peu comme lorsque je voyageais jeune, avec un sac à dos et sans itinéraire préétabli. Cela donne une liberté incroyable. »

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Ces dernières années, Emmanuel Lepage s’était surtout consacré à la BD de reportage, d’abord en se rendant à Tchernobyl, pour y décrire la vie qui reprend ses droits après la catastrophe nucléaire (Un printemps à Tchernobyl, Futuropolis, 2012), puis dans les terres australes, afin de raconter la rude vie des marins et des explorateurs de ces confettis français que sont les Kerguelen ou la Terre-Adélie (Voyage aux îles de la Désolation, Futuropolis, 2011, et La lune est blanche, Futuropolis, 2014).

Les Voyages d’Ulysse marquent son grand retour au romanesque, qu’il avait délaissé depuis Muchacho (Dupuis, 2004), fabuleux diptyque contant la quête existentielle d’un jeune prêtre dans le Nicaragua sandiniste des années 1970. « J’avais envie de revenir à la fiction, justifie-t-il, mais avec l’acquis de la BD de reportage, qui m’a appris à travailler avec des contraintes. »

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Cette fois, on suit les pas de Salomé Ziegler, jeune capitaine de navire qui cherche à retrouver un peintre nommé Ammôn Kasacz, le seul à pouvoir apaiser son histoire familiale tourmentée. D’Istanbul à Gibraltar en passant par Alexandrie ou l’île de Santorin, elle sillonne la Méditerranée à bord de l’Odysseus, telle une Ulysse moderne, multipliant les aventures sans jamais dévier de son chemin. « C’est le personnage féminin de BD le plus fort depuis les Passagers du vent (de François Bourgeon) », assure Daniel Maghen, éditeur de l’ouvrage.

Difficile de résumer l’histoire en quelques lignes, tant elle est dense et se révèle au fur et à mesure de la lecture. Mais c’est beau, c’est fort. Constitué d’une trame sur laquelle se greffent différents flash-backs pour éclairer les motivations de Salomé, le récit se lit d’une traite malgré les quelque 200 planches. Les auteurs se sont également amusés à placer plusieurs extraits de l’Odyssée sur des feuilles de papier calque posées ici ou là, qui donnent de l’épaisseur à l’ensemble.

A travers cet ouvrage, Emmanuel Lepage a voulu aussi rendre hommage à René Follet, 85 ans, dessinateur aujourd’hui tombé un peu dans l’oubli mais qui fut l’un des piliers de la bande dessinée belge d’après-guerre. Assistant de Mitacq (La patrouille des Castors) ou de William Vance (Bruce J. Hawker, XIII), il collabora aussi bien avec le journal Spirou qu’avec son rival Tintin, et fut l’un des piliers des Belles histoires de l’oncle Paul.

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« René a été un de mes maîtres en dessin, j’ai beaucoup appris avec lui, justifie l’auteur breton. Nous avions déjà travaillé ensemble sur Muchacho, où il m’avait aidé à dessiner certains personnages. Cette fois, je voulais le mettre en avant. » Pour ce faire, Emmanuel Lepage a intégré dans son récit des illustrations tirées d’un ouvrage réalisé au début des années 1970 par son mentor et titré Les grecs (Dupuis, 1971) : ce sont elles qui sont utilisées pour figurer les peintures d’Ammôn derrière lesquelles court Salomé. « Le graphiste Vincent Odin, qui a conçu l’ouvrage, a réussi à intégrer les dessins de René Follet directement dans les planches, cela donne un résultat fabuleux », se réjouit le dessinateur .

De son côté, Emmanuel Lepage a expérimenté plusieurs techniques pour cet ouvrage, portant son dessin à un sommet. Les planches ont ainsi été réalisées au lavis, avec une seule couleur, plus ou moins diluée. Il a également utilisé en certains endroits du broux de noix à la place de l’encre, un matériau découvert lorsqu’il réalisait ses carnets de voyage. Enfin, les planches ont été dessinées sur du papier coloré plutôt que sur des feuilles blanches. « Cela permet d’utiliser le dessin pour assombrir mais aussi éclaircir la page, alors qu’on ne fait qu’assombrir avec une feuille blanche », explique-t-il.

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Le résultat est magnifique. En utilisant des feuilles de couleur bleue ou rouge, le dessinateur donne une atmosphère envoûtante à ses pages, notamment celles évoquant l’enfance de Salomé dans les îles grecques. « J’aime expérimenter, justifie-t-il. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il se passe au moment du dessin, les accidents qui peuvent se produire. Il faut accueillir  le dessin. »