Il fallait la douce morsure de l’ennui pour que Penina sorte de sa retraite anticipée. Ça lui a pris comme ça, un jour de langueur devant la télé. Al-Jazira diffusait une conférence sur l’énergie dans laquelle un jeune Américain élancé présentait son produit pour « améliorer profondément la vie des Kényans ». Un kit solaire domestique avec panneau photovoltaïque, une radio, une lampe torche et trois bulbes. C’est ce que proposait Ned Tozun, le président de D. Light, société américaine basée au Kenya, pour illuminer les foyers de ceux qui n’ont pas d’électricité. Mais c’est d’abord dans la tête de Penina qu’une ampoule s’est allumée.

Présentation de notre série : Traversée d’une Afrique bientôt électrique

Elle a commandé son kit puis l’a testé dans sa maison de Koma Rock, quartier cossu de la banlieue de Nairobi. Un standing qui ne l’épargne pas des nombreux délestages subis sur le réseau de la Kenya Power, la compagnie nationale d’électricité. « Il me fallait seulement une solution de secours pour les coupures, raconte-t-elle. Puis je me suis rendu compte après le premier mois qu’en utilisant du solaire, je divisais ma facture d’électricité par deux ». A 53 ans, après une longue carrière dans la société nationale des chemins de fer puis dans une compagnie minière rachetée par les Chinois, elle estimait avoir fait sa part de charbon. Elle n’avait pas prévu que le discours bien rôdé d’un manager de D. Light allait titiller à ce point sa fibre commerçante.

A Nairobi, Penina dans sa cuisine éclairée au solaire. | Matteo Maillard

A chacun revendeur sa stratégie

« Nous ne faisons pas de publicité télévisée pour nos produits, cela coûte des milliers de shillings à la seconde et ce n’est pas efficace pour atteindre notre clientèle cible qui n’a pas l’électricité », affirme Jacob Guilo, chargé de la distribution de D. Light à Nairobi. Alors pour diffuser ses produits, D. Light fait appel à des revendeurs locaux, qu’ils nomment les « solar energy promoters », commissionnés 1 000 shillings (8,8 euros) à chaque vente de kit solaire, plus un bonus de performance. « C’est bien plus dynamique que la vente en magasin, poursuit Jacob. Car les revendeurs sont mobiles, actifs, ils vont vers la clientèle, agissent dans leur zone d’influence, leur quartier ou leur village d’origine. » Une technique bien adaptée au Kenya où, malgré la progression rapide du réseau national, le pays n’est électrifié qu’à 40 %, les villes en priorité, la ruralité étant délaissée.

Penina son mari et Jacob prévoient leur prochaine stratégie pour vendre les kits. | Matteo Maillard

C’est Jacob qui a recruté Penina comme revendeuse il y a deux mois. Il a eu du flair. Penina est douée. Elle a déjà vendu huit kits « à des amis comme à des inconnus », pavoise-t-elle. Elle a rejoint le contingent de 2 000 employés de D. Light au Kenya, dont la moitié de revendeurs qui ont chacun leur stratégie. La sienne, c’est de prendre le Matatu, un minibus bariolé qui assure les liaisons entre la capitale et les villages à proximité. Comme celui de Makindu où elle a de la famille. « Je fais la conversation avec les passagers pendant les trois heures de trajet et j’évoque le kit solaire, raconte-t-elle. C’est comme ça que j’ai vendu mes derniers kits. Un homme a décidé de m’en acheter plusieurs pour pouvoir en rapporter dans son village. »

A Makindu, l’électricité est là, mais pas pour tous. « Le gouvernement connecte les foyers en plusieurs phases, avance Penina. Les habitants qui ne peuvent pas payer le raccordement ou les factures mensuelles sont laissés dans le noir. C’est à eux que nous proposons notre solution solaire plus économique. » D. Light fonctionne via un système de micro-crédit très semblable à celui de son concurrent direct M-Kopa. L’acheteur dépose une somme de 3 500 shillings pour l’obtention du kit solaire, puis effectue des paiements journaliers de 40 shillings à l’aide d’un système de transaction par SMS. Au bout d’une année, le kit est remboursé et l’acheteur peut en disposer librement. Au final, il aura payé un total de 17 100 shillings, quand celui du concurrent s’élèvera à 21 250.

« C’est ton jour de chance ! »

Ce système de microcrédit qui permet aux familles pauvres de disposer de l’électricité sans devoir investir une somme de départ conséquente, n’est pas la seule ressemblance avec M-Kopa. Les kits de base proposent les mêmes produits mais dans des formats ou avec des accessoires différents.

Dans leur conquête des villages Kényans, ce qui les distingue est leur mode de diffusion. M-Kopa se repose sur une publicité omniprésente et des accords de diffusion avec Safaricom, le géant de la téléphonie mobile. Alors que D. Light s’appuie plutôt sur le bouche-à-oreille et les organisations humanitaires. Elle fait parfois appel à la Croix-Rouge ou à l’Unicef pour atteindre des zones enclavées, voire en conflit. D. Light leur vend des kits à prix réduit pour qu’ils soient distribués en même temps que la nourriture et les médicaments. L’entreprise est désormais présente dans 62 pays, dont le dernier en date est le Soudan du Sud.

Jacob présente le kit D. Light, en vente dans les stations-service Total. | Matteo Maillard

Penina ne voyage pas aussi loin. D’habitude elle reste dans la zone d’influence de son quartier où elle peut trouver des clients. Mais, en cette fin de matinée, elle a trouvé mieux. Au hasard d’un arrêt à la station-service, elle tombe nez à nez avec une amie de longue date, qu’elle n’a pas revue depuis plusieurs années. Les retrouvailles sont chaleureuses. Meru, l’amie, porte un lourd régime de bananes qu’elle vend à la pièce aux chauffeurs. Elles se sont rencontrées il y a dix ans dans un chama, un groupe de femmes qui mettent leurs économies en commun et souscrivent entre elles des micro-crédits pour s’entraider dans leurs projets.

Meru vit dans un petit appartement du quartier populaire de Kayole avec ses six enfants. Trois garçons, trois filles. « J’ai dû retirer le petit dernier de l’école secondaire », glisse-t-elle à demi-mot. La vente de bananes ne suffisait plus à assurer son écolage. Comme les problèmes voyagent en escorte, son appartement n’a plus d’électricité depuis sept ans. Le propriétaire n’en avait pas payé la facture avant de disparaître et Meru n’a pas les moyens de rebrancher le compteur ni d’éponger une dette qui n’est pas la sienne. Les yeux de Penina s’illuminent. « Ma chère Meru, c’est ton jour de chance, lui lance-t-elle. Ton enfant va bientôt pouvoir retourner à l’école et tu auras de nouveau de la lumière chez toi. Alors oublie les bananes. Que dirais-tu de venir avec moi vendre du soleil ? » Meru lui sourit puis acquiesce. Une nouvelle promoteuse est née.

A l’occasion de la COP22 qui se déroule à Marrakech du 7 au 18 novembre, Le Monde Afrique a réalisé la série Traversée d’une Afrique bientôt électrique en allant voir, du Kenya au Maroc, en passant par le Burkina, la Côte d’Ivoire, le Cameroun ou le Sénégal, l’effort d’électrification du continent.

Le sommaire de notre série Traversée d’une Afrique bientôt électrique

A l’occasion de la COP22 qui se déroule à Marrakech du 7 au 18 novembre, Le Monde Afrique a réalisé une série d’une vingtaine de reportages qui vous emmèneront au Kenya, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Sénégal et au Maroc pour découvrir l’impact d’un effort d’électrification du continent sans précédent.