Christophe Lebold est maître de conférences à l’université de Strasbourg, spécialiste de littérature américaine. Il a consacré sa thèse de doctorat à Leonard Cohen et à Bob Dylan, et est l’auteur du livre Leonard Cohen : l’homme qui voyait tomber les anges (Ed. Camion Blanc, 2013).

Le dernier album de Leonard Cohen n’annonçait-il pas déjà sa mort ?

Certes, mais c’est, de toute façon, un des thèmes centraux de son œuvre, depuis le début, même si, avec l’âge, c’est devenu plus concret. Dans Boogie Street en 2001, il écrit « We are so lightly there », qu’on pourrait traduire par « Nous n’avons pas de poids ». Etre humain, c’est être mortel. Ce qui est très touchant, c’est qu’il a abordé le sujet avec beaucoup de délicatesse, sur un mode mineur et allusif, contrairement à pas mal de chanteurs de rock, sans se rebeller contre la mort. L’amour et la mort sont très liés chez lui : dans la chanson There for you (dans Dear Heather, 2004), il dit « Je suis là pour toi », mais en fait l’amante, à laquelle il s’adresse, est la mort.

« I see it clear, I always knew
It was never me, I was there for you.
I was there for you, My darling one
And by your law, It all was done. »

(« C’est très clair et je l’ai toujours su/Je n’ai jamais été moi, j’étais ici pour toi/J’étais ici pour toi, ô mon adorée/Et par ta loi, tout est accompli. »).

C’est une vision apaisée de la mort, il abordait cette échéance sans angoisse particulière. Il disait parfois que ce n’était pas la mort qui le dérangeait, mais les préliminaires ! Encore une fois, il fait le lien avec la mort et l’amour, plus l’humour ironique qui a caractérisé son œuvre.

Bob Dylan a reçu le prix Nobel de littérature, et vous avez, à cette occasion, aussi évoqué la qualité littéraire des textes de Leonard Cohen. Pourquoi ?

Leonard Cohen est encore plus un littéraire, ne serait-ce parce que, pendant dix ans, il a eu une carrière de poète et de romancier. Quand il se consacre à la musique, il a déjà sorti quatre recueils de poèmes et des romans. Il est connu comme une figure provocatrice, un enfant terrible de la littérature canadienne. Cette expérience littéraire va nourrir ses chansons, qui vont prolonger sa vision très métaphysique de notre présence dans le monde. Ce qui a frappé depuis son retour sur scène, c’est d’ailleurs la résonance poétique et la profondeur de ses chansons. Je pense qu’il a eu un apport essentiel au rock, d’abord en faisant du troubadour un poète existentialiste, avant, dans une deuxième partie de sa carrière, de réinventer la figure du crooner, jusque là considéré comme un personnage un peu cheap, pour en faire un maître zen et un grand prêtre juif.

Quelle a été l’influence de sa culture juive sur son œuvre ?

Il était petit-fils de rabbin, il venait d’une famille libérale, où la culture juive structurait le quotidien. On retrouve l’idée d’un dialogue de cœur-à-cœur avec Dieu. L’idée centrale de David, un de ses héros qu’il invoque dans la chanson Hallelujah, est que la vie secrète du cœur est le fondement véritable de la vie. Plusieurs figures de la Bible traversent ses chansons, qui sont ses « héros » juifs, et auxquels il fait référence avec des thèmes fondateurs : le roi David, mais aussi Abraham, pour l’idée de la traversée du monde, du passage, ou la figure de Jacob, pour la bataille avec l’ange noir de la mélancolie.

On retrouve beaucoup l’idée de voyage dans ses chansons…

Il y a chez Leonard Cohen une impulsion cosmopolite : l’idée qu’on est seulement de passage dans le monde, qu’on ne peut l’habiter. Chez lui, cela donne des ancrages dans des chambres d’hôtel, des appartements dans différentes villes du monde, entre lesquels il voyage. Une position qui rappelle la figure du juif errant, de l’étranger existentialiste qui doit tenter d’être chez lui partout. Ou celle du flâneur baudelairien, ouvert à tous les possibles, en mouvement.

On a fait de Leonard Cohen un éternel amoureux. L’image est-elle juste ?

Il a chanté la beauté et la grâce des femmes, il a poursuivi l’amour sous toutes ses formes, et mis en scène son désir irrépressible pour les femmes. Avec l’idée que le cœur brûle de façon permanente et fondamentale, que personne ne peut contrôler ou arrêter cette brûlure, on tombe amoureux toutes les cinq minutes. Il a eu une phrase incroyable à ce sujet, dans une interview pour le journal The New York Observer : « Nobody masters the heart. It cooks and sizzles like shish-kebab in our breast, too hot, too hot for the body. » (« Personne ne maîtrise le cœur. Il cuit et bout comme de la viande de kebab dans nos poitrines. Trop chaud, bien trop chaud pour le corps. »).

La rencontre érotique, pour lui, est le centre du divin : c’est une idée héritée de la Kabbale. Il faut que le féminin et le masculin se rencontrent pour que Dieu puisse exister. L’homme et la femme sont à la fois la clé du mystère du monde et des anges qui peuvent se sauver mutuellement.

Dans cette quête de l’amour, Leonard Cohen a toujours été un gentleman, il n’a jamais mis en avant la figure du Casanova dont le désir s’épuise après chaque conquête ; pour lui, on ne peut pas épuiser le mystère du désir ou de la personne. Pour moi, il restera l’un des grands poètes de l’amour, comme Rumi le mystique soufi, ou comme Ovide et Ronsard.

Les chansons de Leonard Cohen sont souvent d’une grande noirceur. Et pourtant on ne peut pas dire qu’elles soient déprimantes. Comment l’expliquez-vous ?

Les chansons de Leonard Cohen sont un dialogue constant avec son abîme intérieur. Il a hérité d’un tempérament dépressif, mélancolique, et a regardé en face la noirceur de l’existence, très jeune. La figure de l’apocalypse, et celle de l’avalanche, reviennent dans son œuvre – avec cette phrase très belle de la chanson Avalanche : « Well I stepped into an avalanche/It covered up my soul », qu’on peut traduire par « J’ai mis le pied sur une avalanche/Elle m’a recouvert l’âme » – comme si on pouvait marcher sur une avalanche !

Mais de cette matière noire, de cette nuit, il a fait une matière, à la manière d’un alchimiste, et l’a travaillée jusqu’à ce qu’elle finisse par briller. Dans son album Old Ideas, on le voit en photo qui cire ses chaussures juste avant de monter sur scène, c’est un rituel chez lui. Pour moi, c’est une métaphore de ce qu’il fait : il transforme le noir mat en noir brillant.

Ses chansons sont consolantes, pas déprimantes, elles nous permettent de vivre. C’est un poète de la gravité, encore renforcée par sa voix grave. Mais il y a chez lui l’idée d’en jouer, de prendre de la distance avec cette gravité. Il a traité de la dépression avec beaucoup d’humour… On pourrait dire qu’il prend tout au tragique mais rien au sérieux. Il a fait du chanteur un perdant magnifique, et rendu sa noblesse au raté. Le loser est un personnage de comédie.

C’est là aussi une idée héritée de la culture juive : le dialogue avec Dieu doit être personnel, mais ça vire souvent au dialogue de sourds. C’est une partie de cache-cache, un jeu, et Dieu finit toujours par gagner.

Qu’a apporté Leonard Cohen sur le plan musical ?

Les textes de Cohen ont parfois occulté la force de ses propositions musicales. Au début de sa carrière, il a mis en place des paysages métaphysiques dans ses chansons, dont les plus connues, Bird on the Wire, Avalanche… Il a créé des valses noires, en mêlant rythmes de valse, voix grave et même flamenco, avec des voix de femmes angéliques qui font contraste avec la gravité. A partir des années 1980, il devient un crooner électro plein d’ironie. Pour moi, c’est un crooner supérieur à Sinatra, il ose le groove hip hop, sur son dernier album, on peut même danser sur certaines chansons, sans qu’elles perdent pour autant leur dimension métaphysique. Pour moi, c’est un des grands versificateurs de sa génération. J’ai pu accéder à ses archives, et il pouvait travailler pendant des années sur la même chanson, jusqu’à accoucher de métaphores exceptionnelles.