Sting lors du concert de réouverture du Bataclan, le 12 novembre 2016. | Boris Allin

Aurélien le cuistot, la gueule de Serge Gainsbourg tatouée dans le cou, a perdu son ami, Mathieu, au Bataclan le 13 novembre 2015. Dans la queue qui patiente sous le crachin pour le concert de Sting qui célèbre la réouverture de la salle, samedi 12 novembre, il vient de s’en faire un nouveau. Celui-là, appelons-le « X » parce qu’il ne veut pas parler, ni qu’on parle de lui, « tout a déjà été dit » dit-il tristement.

Aurélien lui tape sur l’épaule. Face à l’horreur chacun réagit différemment. Un an qu’Aurélien le volubile n’est pas sorti, pendant six mois il a été suivi par des psys. Il n’était pas à l’Olympia lorsque les Eagles of Death Metal sont venus terminer le concert interrompu au Bataclan par des rafales de kalachnikovs. Aujourd’hui on ne peut plus l’arrêter de parler. « Je viens d’être interviewé par la télévision coréenne, la télévision vietnamienne… » Il raconte « les gens qui tombaient comme des dominos… » X, lui, remonte le col de son caban. Il est venu seul, n’a rien dit à son entourage, ne cache pas son inquiétude. Mais les deux hommes s’accordent sur une chose : pour eux, il était important d’être là. « Un devoir », dit Aurélien.

Trois fouilles – la police qui a barré le boulevard Voltaire, les vigiles… – avant d’atteindre l’entrée. Et là, dans la salle déjà grouillante de vie, X d’un coup respire. Les salles ont-elles une âme ? On le sent surpris : la salle est vivante. Il n’y a pas d’autre mot. Avec d’autres rescapés il l’avait visitée pendant les travaux, cela n’était pas pareil. On pouvait encore y déceler le souvenir de l’attentat. « Un chantier c’est toujours un peu un champ de bataille », explique Olivier Poubelle qui, avec Jules Frutos, gère le Bataclan. Aujourd’hui c’est une salle qui rit, qui boit, qui gueule et s’apostrophe en attendant le premier concert qui effacera la barbarie.

Un sens qu’on ne voyait pas

« Ce soir nous avons deux tâches à concilier… » Sting est arrivé sur scène sans crier gare. Il est accompagné de ses complices Dominic Miller à la guitare et Vinnie Colauita à la batterie, du fils de Dominic, Rufus Miller, à la guitare rythmique, mais aussi du trompettiste Ibrahim Maalouf et de son percussionniste. « ... D’abord se souvenir, honorer, ceux qui ont perdu la vie dans l’attaque il y a un an. Ensuite célébrer la vie et la musique que représente cette salle de spectacle historique. » Parlant un français quasi parfait, le chanteur demande une minute de silence. « Nous ne les oublierons pas. »

Fragile. Son tube de 1987, une chanson douce. « How fragile we are… On and on the rain will fall. Like tears from a star » (Combien nous sommes fragiles, la pluie va tomber et tomber encore, comme les larmes d’une étoile). A partir de là, tout le concert qu’il a concocté va être une suite savamment dosée tour à tour de tendresse et d’énergie. Des chansons pour se recueillir, et des chansons pour danser. Message in a bottle : « I send an SOS to the world » (Je lance un SOS au monde), puis un enchaînement de chansons de son nouvel album, 57th & 9th, dans lequel pour la première fois depuis plus de dix ans il revient à un son pop rock.

Etonnement de voir comment dans un cadre comme celui-là, les paroles peuvent se charger d’une autre force, revêtir un sens qu’on n’y voyait pas. Tout le set sera à cette aune-là. Quand vient Englishman in New York, la foule scande : « Be yourself no matter what they say » (Restez vous-mêmes, peu importe ce qu’ils disent). La moindre chanson d’amour devient un hymne de résistance.

Parmi les morceaux du nouvel album, il y a Inshallah : « Un très beau mot, explique doucement l’ancien bassiste et chanteur de Police. Une marque d’humilité, de courage et d’espoir. La chanson raconte l’histoire d’une famille partie sur un petit bateau. Je n’ai malheureusement pas de solution politique pour la crise des migrants mais, s’il y en a une, je pense qu’on peut la trouver en faisant preuve d’empathie. En s’imaginant sur ce bateau avec vos enfants et ceux que vous aimez. »

« Some days I’m strong, some days I’m weak »

Tout amateur de rock parisien a une histoire avec le Bataclan. Une histoire de fosse, une histoire de sueur, une histoire d’amour. Et aujourd’hui ce drame qu’on aimerait dissoudre dans l’oubli. Les propriétaires du lieu – Jules Frutos, Olivier Poubelle mais aussi Jérôme Langlet, le président de Lagardère Live Entertainment qui possède 70 % des parts –, ont gardé la configuration de la salle mais l’ont refaite de façon à chasser les fantômes. Rendre lumineux. Rassurer. Même si parfois dans l’obscurité on peut se surprendre à pleurer. « Ce matin encore je me demandais si on avait fait le bon choix de rouvrir la salle si vite, on a toujours des doutes, confie Jérôme Langlet. Même si j’ai toujours pensé que c’était ce qu’il fallait faire. »

En images : la réouverture du Bataclan un an après

Dans le hall, près des escaliers, navigant dans la fosse, pour ce premier concert où les familles des victimes ont été invitées, une équipe de psy veille. Sur les 1 500 personnes venues ce samedi soir, une petite vingtaine passera les portes du Bataclan café, mitoyen, transformé pour l’occasion en salle de soins.

La dernière fois que Sting a joué au Bataclan c’était en 1979. Avec Police. Un an plus tôt raconte-t-il, il avait composé ici Roxanne. L’homme n’est pas avare. Il devait jouer une heure, il en jouera presque deux. Il n’a reçu aucun cachet pour ce concert dont les recettes iront aux associations de victimes. Il enchaîne les tubes, puis les rappels. So Lonely, Every Breath you Take, Walking on the Moon…

Quand il invite l’ancien guitariste de Police, Henry Padovani, à monter sur scène, il y a belle lurette que plus personne ne regarde vers la porte d’entrée. Lou Doillon avec son feutre noir saute avec énergie en compagnie de Patrick Pelloux dans son uniforme du Samu de Paris ; au bar la ministre de la Culture Audrey Azoulay ne peut réprimer un déhanché, et au balcon, le gratin des médias (Claire Chazal, Marc-Olivier Fogiel), et politique (Jean-Jacques Aillagon, Valérie Pécresse…) se demandent pourquoi ils ne sont pas descendus dans la fosse. La foule entière est prise par cette liesse cathartique.

Cela fait déjà deux fois que le groupe est revenu sur scène à l’appel de ce public qui ne veut pas quitter les lieux. Sting revient. Seul. Derrière lui, une photo de James Foley, journaliste américain décapité par l’Etat islamique en 2014. « Cette chanson est pour lui, sa famille, et pour toutes les familles qui ont perdu un être cher ce soir. Elle s’appelle The Empty chair. En français : La Chaise vide. »

Ce sont à toutes ces chaises vides que l’on pense en sortant sur la place détrempée par la pluie. Dimanche matin, ici et un peu partout dans Paris et au Stade de France où 130 personnes furent victimes de la folie sanguinaire, seront posés des plaques à leur mémoire. « Some days I’m strong, some days I’m weak, and days I’m so broken I can barely speak », chante Sting dans The Empty chair (Certains jours je suis fort, d’autres je suis faible, et d’autres encore où je suis si détruit que je peux à peine parler.) Le 13 novembre est de ces jours-là.