D’abord une houle frémissant sur le toit de tôle ondulée. Puis la tempête éclate. Les chiens fument sous le précipité. Les passants se calfeutrent dans leurs habitations de bauge. Des torrents creusent la piste de latérite rouge et noient les pneus d’une dizaine de camions grumiers fatigués. Leurs chauffeurs savent où trouver refuge. A La Source des amis, la première et la plus réputée des auberges de Deng-Deng.

Présentation de notre série : Traversée d’une Afrique bientôt électrique

Dans ce village en bout de piste, au fond de la forêt équatoriale camerounaise, les camionneurs ont leurs habitudes. Ils bordent les tables comme des marins attendant le passage de la déferlante. Les Guinness-Coca se boivent dans un silence contraint par le vacarme assourdissant de la drache sur la tôle. Madame Samé, la patronne de l’auberge, en profite pour servir des rasades. Elle connaît bien ces hommes-là, venus de Douala ou de Yaoundé chargés de matériel pour le chantier du barrage de Lom Pangar. Celui qui permettra à la région de s’éclairer, « bientôt », espère-t-elle.

Dans le centre de Deng Deng avant l’orage. | Matteo Maillard

« Voilà deux ans qu’on attend le courant, mais la compagnie d’électricité n’a pas prévu de nous raccorder avant 2018, souffle-t-elle. On croyait que dès le barrage terminé en décembre, nous aurions de l’énergie. Alors on s’est payé des congélateurs qui se gâtent et ne servent à rien ! » Elle rit doucement en versant ses bières tièdes. Ce n’est pas bien grave. Elle saura se montrer patiente et le barrage a déjà considérablement transformé sa vie comme celle de son village.

Machettes et bulldozers

Auparavant, la route qui traversait le département du Lom-et-Djérem, dans la région Est du Cameroun, s’arrêtait brusquement au milieu de la forêt. Deng-Deng, terminus. Seule une voiture passait par semaine et devait rebrousser chemin. Puis, en 2012, les ouvriers de l’Electric Development Company (EDC), maître d’ouvrage du barrage, sont venus ouvrir la route à la machette et au bulldozer afin d’atteindre le fleuve Sanaga. Dans leur sillage se sont engagés les camions grumiers des Unités forestières d’aménagement (UFA) venus dégager les corridors puis vendre les troncs découpés.

Observant le balai des camions, Madame Samé a été la première du village à comprendre le bouleversement économique et écologique en cours. « Je voyais ces camionneurs épuisés par une journée de route s’allonger sous mon porche. Ils n’avaient rien à manger. » Elle ouvre son auberge en 2014 : 2 500 francs CFA la nuit, 2 000 pour les habitués (3,80 euros et 3 euros). Elle leur sert une pinte et ses spécialités roboratives à base de manioc et de bananes plantains. Son affaire marche si bien que les voisins lui emboîtent le pas. Des commerces ouvrent : quincailleries, épiceries, bars. D’une cinquantaine d’habitations, le village quadruple en deux ans. Dix à vingt camions s’y arrêtent tous les jours. Trois nouvelles auberges font leur apparition.

Madame Samé dans son auberge. | Matteo Maillard

Malgré la concurrence, La Source des amis reste abondante. Les routiers se montrent fidèles. Ils s’arrêtent à chaque passage au moins pour une bière ou quelques bananes. Elle en dispose des régimes entiers au bord de la route. Toutes proviennent de sa plantation. Dix hectares de bananeraie qu’elle a achetés grâce à son succès. Elle a recruté quatre employés pour s’en occuper. Des jeunes hommes du nord du Cameroun, venus par milliers dans la région profiter de la manne économique que promet le barrage. Chaque mois, sa plantation lui rapporte plus de 100 000 francs CFA (152 euros). Sa petite dernière en a bénéficié. Elle est partie faire des études d’architecture en Tunisie. Madame Samé, elle, s’est acheté une Toyota Corolla neuve.

A l’auberge « La source des amis » avant la pluie. | Matteo Maillard

« Avec le barrage tout a été multiplié ici, lance Madame Samé. Ce développement est une chance inimaginable, une merveille ! » Encore faut-il en assurer la maîtrise. Consciente du défi, elle a créé avec treize amis agriculteurs l’Association pour le développement de Deng-Deng afin de gérer « les ressources et les affaires économiques du village ». Une structure qu’elle a rapidement transformée en Groupe d’initiative communautaire (GIC), une coopérative dans laquelle chacun des membres exploite un produit différent. Manioc, maïs, macabo ou banane. Dans cette nature généreuse, les cultures et les bénéfices ont tant fructifié que le groupe a renommé l’association Merci Dieu.

Seule ombre aux ambitions de Madame Samé, l’absence de place pour l’expansion des champs de la coopérative. Afin d’éviter que la forêt disparaisse sous la poussée économique de la région, les autorités ont fait de la zone autour du barrage un parc naturel dans lequel la chasse est interdite. « Nous nous sommes donc reconvertis dans la pêche, le petit commerce et l’agriculture, explique Madame Samé. C’est tout ce qui nous fait vivre ! » Le parc naturel a diminué la superficie de terres cultivables. La frontière était à 5 km de Deng-Deng, maintenant avec le développement des cultures, elle n’est plus qu’à 1 km. « Où va-t-on cultiver ? poursuit-elle en claquant ses mains. Ils nous ont montré la voie du développement et ils veulent déjà nous freiner ? » Elle a beau faire rouler ses yeux dans leurs orbites, les autorités n’en démordent pas. Pas question que le territoire des gorilles soit rogné au profit du développement.

Magasins débordants et nuits agitées

Querelle de voisinage. Parfois les gorilles bombent le torse à l’orée du village mais fuient au passage des camions ; sauf un vieux « dos argenté » qui n’a plus un poil gris sur le dos. Les ouvriers de l’EDC l’ont nommé Lom Pangar comme le barrage car lui aussi est massif et stoïque. « Quand les travaux seront terminés, il y aura bien moins de camionneurs dans mon auberge, souffle Madame Samé. Nous ne pourrons plus compter que sur nos plantations et nos élevages. » Ça l’agace, elle qui rêve que Deng-Deng « devienne une ville, une vraie », avec ses magasins débordants et ses nuits agitées.

Il est 18 heures, la pluie a cessé son boucan. Des passereaux frigorifiés s’agitent en piaillant dans un acacia. Le jour décline et Madame Samé doit allumer son groupe électrogène, l’un des seuls du village. Il faudra s’y prendre à deux fois pour démarrer l’engin au fond de la cour où se chamaillent des oies. Elle ne l’allume pas tous les jours, car il lui en coûterait 4 000 francs d’essence pour quatre heures de courant. Mais ce soir, la pluie a rempli le bar de camionneurs et faut bien les cajoler avec un peu de musique et de chaleur.

Dans l’auberge La Source des amis, des chauffeurs de camions grumiers discutent. | Matteo Maillard

La Source des amis brille dans la rue noire. Les chauffeurs, bougons de voir leurs camions transformés en navires retrouvent un semblant de sourire avec la bière et un repas chaud. Madame Samé n’est pas avare de la cuillère. Il faut dire qu’elle les aime bien ses « marins ». Et quand ils reviendront de la capitale, peut-être apporteront-ils avec eux quelques poteaux à dresser et quelques câbles à tirer. Alors Deng-Deng illuminée aura sans doute un peu plus l’allure d’une ville.

A l’occasion de la COP22 qui se déroule à Marrakech du 7 au 18 novembre, Le Monde Afrique a réalisé la série Traversée d’une Afrique bientôt électrique en allant voir, du Kenya au Maroc, en passant par le Burkina, la Côte d’Ivoire, le Cameroun ou le Sénégal, l’effort d’électrification du continent.

Le sommaire de notre série Traversée d’une Afrique bientôt électrique

A l’occasion de la COP22 qui se déroule à Marrakech du 7 au 18 novembre, Le Monde Afrique a réalisé une série d’une vingtaine de reportages qui vous emmèneront au Kenya, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Sénégal et au Maroc pour découvrir l’impact d’un effort d’électrification du continent sans précédent.