Le cabinetd’avocats panaméen, Mossack Fonseca, spécialisé dans la création de sociétés-écrans, en mai 2016. | RODRIGO ARANGUA / AFP

Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et l’expert anti-corruption suisse Mark Pieth avaient quitté avec fracas, en août, le comité de spécialistes mis sur pied par le Panama après les révélations des Panama Papers d’avril, en dénonçant des vélléités de censure du président du pays, Juan Carlos Varela. Ils publient, mardi 15 novembre, le fruit de leurs réflexions poursuivies en solo sur les paradis fiscaux et le monde de l’offshore, dans un rapport intitulé « vaincre l’économie de l’ombre ».

Le message délivré par Joseph Stiglitz et Mark Pieth tient en cette double interpellation des chefs d’Etat et de gouvernement du monde entier : il y a urgence à « mettre fin au secret des paradis fiscaux » et à « cesser la course au dumping fiscal envers les multinationales », estiment les deux experts. L’effort de tous les pays est, selon eux, indispensable, pour prolonger l’action engagée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales internationales. Et récupérer ainsi les dizaines de milliards de dollars évaporés dans les places offshore, à l’abri du secret bancaire.

Leur propos prend tout son sens alors que le Royaume-Uni post-Brexit menace de jouer l’arme fiscale contre l’Union européenne (avec un taux d’impôt sur les sociétés réduit de 20 % à 10 %) et qu’Outre-Atlantique, le président nouvellement élu Donald Trump envisage d’organiser le rapatriement des profits stockés offshore par les majors américaines (Google, Apple, Facebook, etc.) moyennant des pénalités limitées... Et surtout, avec la promesse d’une taxation réduite ensuite (à 15 %, contre 35 % actuellement).

Remise en cause des avancées

En outre, l’arrivée au pouvoir, aux Etats-Unis, d’un président ouvertement réfractaire à l’impôt, et pratiquant lui-même l’évasion fiscale pour ses affaires immobilières, fait planer la menace d’une remise en cause des grandes avancées négociées au sein du G20 (groupe des vingt pays les plus riches) en termes de transparence, depuis la crise financière de 2008 et la succession de scandales fiscaux – avant les Panama Papers, les enquêtes OffshoreLeaks, LuxLeaks et SwissLeaks, coordonnées par le Consortium international de journalisme d’investigation ICIJ et auxquelles Le Monde a contribué...

« Les juridictions opaques servent à cacher des flux financiers (...) et abritent toutes sortes d’activités criminelles, de la fraude fiscale à la corruption en passant par la pornographie infantile »

« Il y a désormais consensus, au plan mondial, pour dire que les paradis fiscaux où prévaut le secret posent un problème global : ils facilitent le blanchiment d’argent tout autant que l’évasion et la fraude fiscales, contribuant à la criminalité et à des niveaux intolérables d’inégalité de la richesse mondiale », écrivent MM. Stiglitz et Pieth.

« Les Panama Papers ont démontré ce que l’on soupçonnait : les juridictions opaques servent à cacher des flux financiers dans des proportions que n’auraient pas même imaginé les régulateurs (...) et abritent toutes sortes d’activités criminelles, de la fraude fiscale à la corruption en passant par la pornographie infantile. »

MM.Stiglitz et Pieth exhortent les Etats-Unis et l’Europe à donner l’exemple en matière de lutte contre les paradis fiscaux refusant de se normaliser : ces grandes puissances ont, « en tant que leaders économiques », « l’obligation de forcer ces centres financiers à se conformer aux normes mondiales de transparence », écrivent les auteurs du rapport. Les mêmes « moyens qui sont employés dans la lutte contre le terrorisme » doivent être utilisés « dans la lutte contre la corruption et l’évasion fiscale », poursuivent-ils.

Le fait que cela ne soit pas le cas aujourd’hui témoigne, selon eux, de la complaisance manifestée par certains Etats à l’égard de paradis fiscaux battant parfois leur pavillon. Dans leur viseur, bien sûr, les nombreuses dépendances de la couronne britannique (de Jersey aux Iles vierges britanniques...) ou les paradis fiscaux « maison » des Etats-Unis (Delaware, Wyoming...).

Echange d’informations

Parmi les mesures que prônent le prix Nobel d’économie et l’expert suisse figure le déploiement, au plan mondial, de deux grandes mesures conçues et portées, depuis la crise financière de 2008, par l’OCDE : l’échange d’informations entre pays sur les contribuables (comptes bancaires, part de sociétés, intérêts financiers divers etc.) et l’obligation de révéler l’identité des bénéficiaires effectifs des sociétés écran (trusts, sociétés commerciales...) et des comptes bancaires ouverts par des prête-noms. Par exemple, grâce à la tenue de registres dans ces territoires offshore, tenus par les banques, les avocats ou les autorités de contrôle.

Si la mise en place du premier point a été endossé par le G20 et est bien avancé – l’OCDE ayant déjà arraché, de haute lutte, depuis deux ans, l’accord de plus de cent pays pour la mise en place de systèmes d’échange automatique de données à l’horizon 2017 ou 2018 –, le second point est encore loin de faire consensus.

Il fait actuellement l’objet de débats et de réglages au sein des grandes instances de réflexion et de régulation mondiales comme l’OCDE et le GAFI (Groupe d’action financière), l’organisme intergouvernemental chargé de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

L’OCDE et son émanation, le Forum mondial pour la transparence et l’échange d’information à des fins fiscales, en partenariat avec le Groupe d’action financière (GAFI), ont, en effet, été chargés par le G20, en avril à la suite des Panama Papers, d’améliorer la disponibilité des informations relatives au bénéficiaire effectif. Cette mesure est jugée essentielle, pour faire la transparence sur les richesses offshore dissimulée dans les paradis fiscaux.

Quant au dumping fiscal, les deux experts estiment que les régimes fiscaux privilégiés ne sauraient en aucun cas être accordés aux entreprises qui les utilisent pour transférer indûment des bénéfices des pays où ceux-ci sont réalisés.

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