Coordinateurs du projet de recherches Ecoppaf, sur l’économie de la peine et de la prison en Afrique, Marie Morelle et Frédéric Le Marcis appellent à repenser la vision occidentalo-centrée sur l’enfermement en Afrique. Un entretien qui ouvre la série « Prisons d’Afrique » réalisée par Le Monde Afrique et Afrique contemporaine.

Dans quelle mesure des travaux existent sur les prisons contemporaines en Afrique ?

Marie Morelle et Frédéric Le Marcis Rares sont les ethnographies conduites dans les prisons du continent africain. La littérature scientifique comme les débats sont en majorité menés à partir de travaux conduits dans les prisons européennes et nord-américaines. En Afrique, ce sont principalement les travaux des historiens qui permettent de discuter de la prison.

Depuis quelques années cependant, des travaux de type sociologique, géographique et anthropologique se développent. Ils ont d’abord émergé dans le monde anglo-saxon, plus récemment en France. Le programme Ecoppaf participe de cette nouvelle dynamique.

Plongée dans des prisons d’Afrique

Le Monde Afrique explore les prisons africaines. En partenariat avec la revue Afrique contemporaine (Agence française de développement, partenaire du Monde Afrique) et le projet de recherche ECOPPAF qui étudie « l’économie de la peine et de la prison » en Afrique, chercheurs et journalistes plongent dans l’univers carcéral pour nous en raconter les réalités sociales, économiques et politiques.

Groupe de recherche constitué en 2015, financé par l’Agence nationale de la recherche (2015-2019) et codirigé par Frédéric Le Marcis (ENS de Lyon, Triangle) et Marie Morelle (Prodig, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne), ECOPPAF se place dans une double perspective : l’étude du quotidien carcéral et celle des sociétés africaines.

De Cotonou à Yaoundé, d’Abidjan à Douala en passant par les prisons rurales éthiopiennes, Bénin City au Nigeria et Ouagadougou, ces sept articles vous feront découvrir, au travers de témoignages inédits, des lieux d’enfermement, des parcours de vie de prisonniers et de gardiens singuliers. Un panorama de la privation de liberté qui permet d’engager la réflexion sur les droits humains, la réforme des Etats en Afrique et les enjeux de démocratisation qui vont de pair avec la lutte contre les inégalités.

Quelle place occupe la prison dans les discours sur le développement sur le continent ?

Les discours sur le développement et les prisons sur le continent relèvent de quatre registres qui sont liés : la sécurité, la justice, la santé et l’économie. Ces registres renvoient à plusieurs enjeux tant pour les sociétés du Sud que celles du Nord : tout d’abord, la gestion des « vagabonds », cible de la prison dès ses origines et qui renvoie aujourd’hui à la figure des masses sans emplois pour qui les pays occidentaux présentent un eldorado mais qui représentent également une menace pour les classes moyennes émergentes et les élites sur le continent.

Dans les contextes de lutte contre le terrorisme, la prison est aussi interpellée pour son rôle sécuritaire et de mise à distance et de contrôle de menaces tant pour les pays du Sud que pour les pays du Nord.

« La prison africaine est pensée comme une institution “inachevée”, ou comme une réalité exogène dont l’importation au sein de cultures africaines n’aurait pas pris. »

A travers la prison se pose également la question des droits de l’homme dont le rayonnement, soutenu par les bailleurs internationaux, doit permettre un développement homogène et freiner les désirs d’ailleurs des populations du Sud et qui se traduit par des programmes d’amélioration du fonctionnement de la justice et des conditions de détention, et notamment la prise en charge sanitaire (principalement tuberculose et VIH) et du risque épidémique associé. Enfin, le secteur de construction d’établissements pénitentiaires représente un marché sur le continent africain dans un contexte économique globalisé.

Aujourd’hui, des projets de développement se multiplient appelant à la réforme des Etats et au renforcement de leurs capacités dans ces trois domaines. Dans ces projets, la prison apparaît comme une institution défaillante, anachronique, à développer.

Ce faisant, la prison « africaine » est pensée comme une institution « inachevée », ou comme une réalité exogène dont l’importation au sein de cultures africaines n’aurait pas pris. Or, il importe de comprendre comment sont construites des politiques publiques dans les domaines judiciaires et pénitentiaires. Il est nécessaire de repérer les experts et les passeurs de modèles d’une supposée « bonne gouvernance carcérale ».

Il faut cerner la manière dont des réformes pénitentiaires sont négociées, acceptées, éventuellement instrumentalisés et adaptées par les autorités publiques et les agents en charge de les appliquer, sans ignorer les dispositifs informels de régulation des conflits, en dehors des institutions judiciaires, pénales et pénitentiaires.

Quelle image donner de la prison en Afrique ?

Tout d’abord, il n’existe pas « une prison africaine », mais plusieurs réalités selon la taille, le nombre de détenus et la localisation des établissements. Ensuite, on doit reconnaître avec les nombreuses ONG qui ne cessent de le rappeler, que les conditions de détention sont extrêmement pénibles. Elles se caractérisent par le manque de soin, de nourriture, d’espace, et par la violence entre détenus, entre gardiens et détenus.

« Il faut aussi se décentrer de l’étude des seules grandes prisons des capitales et saisir le carcéral dans la pluralité de ses environnements. »

L’observation de formes de gouvernement informelles – génératrices de violence mais aussi de pacification – invite à comprendre le fonctionnement des espaces carcéraux, comment sont contrôlés les détenus, quelles négociations existent avec l’administration pénitentiaire, en premier lieu les gardiens.

Dépasser l’image d’une « prison africaine », caractérisée par le manque et par l’absence de régulation officielle, permet d’apprécier en quoi cet environnement malgré sa violence évite par exemple l’écrasement du sujet caractéristique des prisons haute sécurité.

Il faut aussi se décentrer de l’étude des seules grandes prisons des capitales et saisir le carcéral dans la pluralité de ses environnements. Les prisons n’ont ni le même rôle ni le même statut dans les espaces de mise en scène du pouvoir central ou dans les confins territoriaux On doit également cerner en quoi la prison est une référence dans les systèmes de punition et de réparation et quels autres dispositifs existent.

A cet égard, il faut rappeler la diversité des taux d’incarcération, selon les prisons et les régions et selon les Etats. La faiblesse de ce taux dans certains pays ne traduit pas nécessairement une incapacité à juger, à punir et à réparer mais suppose également de s’interroger sur l’existence d’alternatives à l’enfermement.

Cela devrait conduire à réfléchir au rôle de la prison au-delà du seul continent, et à donner une place à l’Afrique, dans sa diversité, dans les débats sur l’enfermement.

Marie Morelle et Frédéric Le Marcis sont les auteurs de l’article « Pour une pensée pluridisciplinaire de la prison en Afrique », paru dans la revue Afrique contemporaine (n°253, 2015/1).