Quartier Saddam, à Mossoul, le 10 novembre. | LAURENT VAN DER STOCKT POUR LE MONDE

A l’ombre de l’oranger qui habille la palissade de sa coquette villa dans le quartier résidentiel Saddam, dans le nord-est de Mossoul, Maher prend un café turc avec ses deux fils, attablé au milieu de parterres d’œillets d’Inde.

Pendant les deux ans et demi de règne de l’organisation Etat islamique (EI), l’univers de ce professeur de biologie à la retraite de l’université de la ville s’est réduit à son jardin, aux toiles qu’il a continué à peindre en secret et à la télévision qu’il a réussi à cacher jusqu’à la reconquête du quartier par les forces antiterroristes irakiennes. L’apparition des soldats d’élite à sa porte, le 9 novembre, a été un soulagement.

Le sourire affable et les manières posées, le sexagénaire à la courte barbe blanche en collier savoure sa cigarette, un petit plaisir auquel il avait dû renoncer. Les traits tirés, Ali, 27 ans, et Youssef, 21 ans, sont anxieux. Ils ont gardé la barbe noire que les djihadistes les ont obligés à porter. « J’ai encore peur de me raser. On le fera quand [les soldats d’élite] les auront repoussés de l’autre côté du Tigre », avoue Ali, dans un anglais parfait. Lui et son frère ont du mal à croire que « tout est terminé ». A l’aube, la clameur des prières diffusées en écho par les haut-parleurs des mosquées de l’EI enveloppe encore le quartier depuis le centre-ville.

« Ici, au moins 500 combattants de l’EI »

La prise de Mossoul par l’EI, en juin 2014, avait été soudaine. « En trois jours, ils contrôlaient la ville, s’étonne encore Maher. Daech [acronyme arabe de l’EI] était là bien avant, de façon non officielle. Depuis cinq ans, sans que l’on sache qui ils étaient, ils menaçaient la population, surtout les Kurdes et les chrétiens, tuaient des gens et rackettaient des commerçants. Ils disposaient d’un réseau de renseignements très développé. »

Dans la grande ville à majorité arabe sunnite, l’Etat irakien n’était plus perçu que comme l’instrument de la domination chiite. L’armée, qui avait quadrillé la ville de barrages et opérait des raids chez les habitants, était honnie. Les forces de sécurité n’entraient déjà plus dans certains quartiers, comme Saddam, devenus des zones de non-droit.

« Ils avaient préparé leur coup, assure Maher, en désignant la maison d’en face, abandonnée, où une famille de la province de l’Anbar s’était installée début 2014. On les a aidés autant qu’on a pu, puis le père a disparu pendant deux mois pour réapparaître en juin à leurs côtés. »

Armés de belles promesses, rétablissant l’ordre et la sécurité dans les quartiers délaissés, les combattants djihadistes ont facilement recruté. Avec sa population majoritairement « pauvre, ignorante et religieusement fondamentaliste », disent-ils tous les trois en chœur, le quartier Saddam est devenu un bastion renommé « Al-Zarkaoui », du nom du fondateur d’Al-Qaida en Irak, Abou Moussab Al-Zarkaoui.

« Il y avait au moins 500 combattants de Daech, ici, précise Youssef. Il y avait avec eux des gens du quartier qu’on n’aurait pas soupçonnés, comme l’un des vendeurs d’ordinateurs de la grand-rue. Il n’y a pas que des ignorants qui les ont rejoints, mais aussi des médecins et des gens instruits. » De nombreux combattants sont partis s’installer plus au centre, dans les villas cossues abandonnées par les familles chrétiennes et kurdes.

A Saddam sont restés en majorité des combattants venus de Tal Afar, une ville à 60 kilomètres à l’ouest de Mossoul, et quelques étrangers. « Le responsable des coups de fouet au sein de la hisba [la police religieuse] habitait ici. L’émir d’Al-Baaj aussi », assurent-ils. 

La famille de Maher s’est vite préparée au pire. « Dès les premiers jours, ils ont procédé à des arrestations, surtout parmi ceux qui étaient du parti Baas [de l’ancien président Saddam Hussein]. Ils ont collaboré avec eux pour prendre la ville, puis les ont traités d’infidèles. Ils ont arrêté notre voisin. On ne l’a pas revu depuis », raconte-t-il. Leur univers s’est peu à peu réduit. « En quelques jours, notre vie s’est écroulée et on a dû s’adapter. On a vécu dans la peur », dit Youssef. L’exil était exclu. Ils ont appris à faire profil bas pour éviter les ennuis.

Sentiment de paranoïa

Ali et Youssef, alors respectivement en master et en première année d’ingénierie de la communication à l’université, ont arrêté leurs études. Maher ne sortait plus que pour aller toucher sa retraite et faire des courses. Chez eux ne passaient que les fonctionnaires de l’EI chargés de collecter les taxes sur l’eau et les déchets.

Les interdictions se sont multipliées. Avec la complicité de leurs voisins, ils se terraient chez eux aux heures de prière pour ne pas aller à la mosquée. « Pour une chanson sur l’ordinateur, on était emprisonné. S’ils trouvaient dans notre téléphone un message avec un seul mot sur eux, ils pouvaient nous tuer », dit Youssef. Ali a été arrêté deux fois par la police de la hisba : une fois pour sa barbe trop courte, une autre pour son pantalon trop long.

Le jeune homme a côtoyé beaucoup de combattants étrangers, clients du magasin de disques, de DVD et de jeux vidéo où il travaillait, dans le quartier de l’université. « Il y avait ce combattant canadien qui avait l’air déçu par l’idéologie de l’EI ; un Français aussi, qui était désespéré parce que son compte bancaire en France était bloqué et qu’il n’arrivait pas à retirer de l’argent pour faire vivre sa famille ; il y avait beaucoup de Tchétchènes, des Chinois, des Japonais…, énumère-t-il. Ils étaient gentils et je me sentais navré pour eux et ce qu’ils étaient devenus. » Le petit commerce a été fermé fin 2015 sous la menace des djihadistes.

Au fur et à mesure que l’offensive des forces irakiennes sur Mossoul s’est précisée, le sentiment de paranoïa de ces derniers s’est amplifié. Maher et ses fils disent ne pas être sortis ou presque les quatre derniers mois. « La hisba arrêtait les gens pour un rien, juste parce que leur tête ne leur revenait pas. Ils ont interdit le téléphone, Internet et les paraboles satellites. Ils utilisaient des adolescents pour faire la police. Ils sont devenus très agressifs parce qu’ils ont commencé à avoir peur. Ils faisaient tout pour s’assurer qu’on n’était pas en contact avec des gens à l’extérieur. Ils ne sont pas humains, ils prennent plaisir à tuer », raconte Youssef.

Soupçonné de contact avec l’armée, l’oncle des deux garçons, âgé de 57 ans, a été arrêté, détenu et torturé deux mois.

« Eux aussi avaient peur de nous. Ils savaient combien les gens les haïssaient et voulaient les tuer », ajoute Ali. Face à la multiplication des arrestations et des exécutions arbitraires, la population s’est rebellée. Les actes de vengeance contre les djihadistes sont devenus plus nombreux. « Leur chef, Abou Bakr Al-Baghdadi, a dû intervenir pour décréter une réduction des peines face à la montée de la colère populaire », assure Maher.

Au moment de l’offensive des forces irakiennes, beaucoup de membres et de partisans de l’EI sont partis vers les quartiers plus au centre. Leur crainte, désormais, est de les voir revenir. « On a peur pour l’avenir, dit Ali en soupirant. On ne peut plus faire confiance à personne, même à nos proches. Il y a certainement encore des cellules dormantes. »