Installation d’une ensigne Deloitte au Canada, en 2016. | © Chris Helgren / Reuters / REUTERS

Les « Big Four » (KPMG, Ernst & Young (EY), PricewaterhouseCoopers et Deloitte) sont les quatre plus grands groupes de conseil et d’audit au monde, proposant une multitude de services aux entreprises. Ils occupent une place importante dans le monde économique et constituent une carte de visite prestigieuse permettant d’accélérer les carrières professionnelles de ceux qui y travaillent. Analyser le fonctionnement de ces cabinets ainsi que les valeurs que partagent leurs membres offre un aperçu de l’éthique de cette élite des affaires au service du capitalisme, dont le succès auprès des jeunes recrues ne se dément pas.

Les carrières dans ces cabinets sont soumises à un dispositif de ressources humaines sélectif appelé « up or out » qui classe chaque année les salariés les uns par rapport aux autres et départage ceux autorisés à passer au grade supérieur de ceux invités à quitter le cabinet. Je montre que ces cabinets favorisent en interne une vie courtisane où la capacité à réseauter et à manipuler les relations informelles est essentielle pour faire carrière. Ces cabinets s’apparentent à une société de cour dans laquelle les interactions créent une « bourse aux valeurs » sur les réputations des individus et leur possible devenir. Dans cette « arène », les compétences techniques et la performance objective, difficilement mesurable, ne suffisent pas à attirer les regards sur soi. En revanche, le diplôme, les alliances tissées entre collègues, la manifestation d’un engagement corps et âme dans le travail sont des critères importants pour se différencier.

Je montre aussi que c’est davantage le prestige et l’idée élitiste de compétition qui attirent les salariés que le contenu du travail : le passage par un de ces cabinets a une fonction de distinction sociale qui donne aux individus le sentiment d’appartenir à une élite sélective. Les salariés partagent une disposition d’esprit agonistique formée au cours de leur socialisation scolaire en classes préparatoires et grandes écoles, dans laquelle le goût du classement, la capacité à résister au stress, à la fatigue, à une charge de travail très importante sont des signes de supériorité qui définissent la valeur de l’expérience. Le travail tend donc à être vécu comme un sport où, à défaut de convictions personnelles sur la valeur du métier, l’important est de gagner. Nous montrons également comment le rapport au travail se reconfigure à la sortie du cabinet, parfois mal vécue, en fonction du genre et de l’origine sociale et distinguons trois figures de cette reconversion : l’intégré-distancié, le forfait et le jobard.

Notre examen veut ainsi rendre plus lisible le modèle organisationnel vers lequel convergent de nombreuses entreprises où les processus de désignation et d’élimination par les pairs sont populaires, ainsi que ses effets et ses ressorts.

Sébastien Stenger

« Pourquoi travailler dans un cabinet d’audit “Big Four” ? Fonctions du système “up or out” : contrôle, compétition et prestige social » : thèse soutenue le 30 juin 2015. Directrice de recherche : Françoise Chevalier. Sciences de gestion. HEC-Paris et Université Paris I Panthéon-Sorbonne