Apostrophes: Marguerite Duras répond à Bernard Pivot | Archive INA
Durée : 07:39

Il semblerait qu’aucune émission littéraire de la télévision française n’ait surpassé, en qualité, en intérêt, en variété et en force prescriptrice, les programmes mythiques que furent « Apostrophes » (1975-1990) puis « Bouillon de culture » (1991-2001), animés par Bernard Pivot.

Celui qui, en 2014, est devenu le président de l’académie Goncourt n’avait pas son pareil pour assembler des plateaux bigarrés, dont les disputes – plus ou moins prévisibles – et les excentricités constituent aujourd’hui autant de ­moments mémorables et, pour certains, mythiques : le départ de Charles Bukowski, ivre mort, après qu’il eut insulté à peu près tout le monde à l’entour ; la colère d’Alain Robbe-Grillet face à Michel-Antoine Burnier, auteur avec Patrick Rambaud d’un hilarant Roland-Barthes sans peine ; Vladimir Nabokov, qui, feignant de boire du thé, descendait en fait des lampées de whisky tout en ­lisant ses notes préparées…

Parmi ces moments inoubliables, l’émission que Pivot fit le 28 septembre 1984 avec, pour seule invitée, Marguerite Duras, qui n’était pas venue à la télévision depuis une dizaine d’années. Au moment de la parution de son ­roman L’Amant, immense succès de librairie qui allait être quelques semaines plus tard récompensé du prix Goncourt, elle avait laissé entendre qu’elle ne se refuserait pas à Pivot. Elle en donne la raison, avec un sourire enjôleur, à la presque fin de cette émission, à un Pivot rosissant : « Parce que je vous trouve complètement charmant… »

Bernard Pivot accueille le 28 septembre 1984 sur le plateau d'« Apostrophes » la romancière française Marguerite Duras à l'occasion de la publication de son dernier livre "L'Amant". | CHARLES PLATIAU / AFP

Ces circonstances idylliques ont produit une émission libre, intime et véritablement planante. Bernard Pivot s’en explique dans un préambule qui a été ajouté à l’émission. Il y rappelle qu’il avait d’abord été surpris par les longs silences de Duras, mais qu’il avait fini par s’accoutumer à ces « points d’orgue entre les phrases » de l’écrivaine et cinéaste taiseuse et essentielle, aux films parfois grevés de noirs – qui sont à l’image ce que les blancs sont à la page ou à la conversation. Elle revient, comme souvent, sur les traits marquants de son univers : la mère, le petit frère, le grand frère, le Chinois (qu’elle nomme « le Jaune », en des termes que la télévision d’aujourd’hui ne permettrait plus), Anne-Marie Stretter, Helène Lagonelle. Et les « autos noires », les terrains de tennis, les cris… Tout cela évoqué sur le ton de quelqu’un qui s’écouterait parler avec délice ; mais quel délice, justement, que de l’entendre ainsi parler. Duras raconte des choses assez drôles – comment il lui est impossible d’écrire si son lit et la vaisselle ne sont pas faits –, carnassières parfois. Ainsi, elle dit, sans frémir, qu’à ses yeux Jean-Paul Sartre n’est pas de ceux qui pratiquent « l’écriture pure » : « De lui, je ne dirais pas qu’il a écrit… »

Sans compromis

L’alcoolisme est aussi abordé – Duras sortait d’une nouvelle cure de désintoxication. Pivot lui demande : « Pourquoi buvez-vous ? » Duras répond l’une des choses les plus scotchantes – si l’on ose dire, car elle avoue avoir eu envie d’un scotch avant l’émission – qu’on ait entendues : « On boit parce que Dieu n’existe pas. » Ces quelque quatre-vingts minutes d’entretien à nu, en direct, face à face, sans public, sont l’une des plus belles choses télévisuelles qui soient, à la fois hautaine, sans compromis, et merveilleusement accessible. Une télévision qui est moins celle d’un autre temps que d’un autre tempo : moderato cantabile.

Marguerite Duras - Les grands entretiens de Bernard Pivot, réalisé par Jean-Luc Léridon (Fr., 1985, 88 min). Sur Ina.fr et YouTube