Dans son article « La Tunisie face à sa mémoire fragmentée » (Le Monde du 20/11/2016), Frédéric Bobin présente le contexte politique et social dans lequel s’ouvrent les deux premières soirées d’audition des victimes de la répression qui sévissait en Tunisie depuis l’époque où l’affrontement entre les deux leaders du mouvement national, Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef, divisait la Tunisie et creusait les premières fractures.

C’est dans un pays meurtri par près de soixante ans de répression politique, par six années d’atermoiements post-révolutionnaires, de tensions sociales, de divisions politiques et par un retour en force de figures bien connues de l’ancien régime que l’Instance vérité et dignité rend public les témoignages des opposants victimes de graves sévices, emprisonnements, tortures, humiliations…

Ces témoignages ont révélé, au regard de certains, rapporte l’auteur de l’article, une société tétanisée par la peur, peur que venait renforcer le silence complice des élites.

« Cette Tunisie-là »

Tout cela est juste, mais j’aimerais savoir pourquoi Frédéric Bobin présente cette élite, qu’il qualifie de privilégiée, comme un groupe soudé par un attachement commun à la langue et à la culture françaises. Cette catégorie qui regarde « vers le nord de la Méditerranée, [serait] peu sensible aux régions intérieures laissées-pour-compte, fière de son modernisme sécularisé hérité de Bourguiba et notamment de son statut des femmes en progression unique dans le monde musulman ».

Cette élite constituerait donc, comme le laisse entendre la formulation « cette Tunisie-là », un ensemble homogène, en opposition avec un autre groupe, que l’auteur de l’article ne définit pas.

La situation est, hélas, bien plus complexe. Les francophones ne constituent pas un bloc de gens privilégiés, aveugles et n’aspirant qu’à ressembler à l’ancien colonisateur.

En effet, si tous les Tunisiens ayant fréquenté l’école publique sont francophones ou devraient l’être, le français étant, dès le primaire, la seconde langue d’enseignement, il est possible de distinguer plusieurs entités distinctes au sein de ce groupe que fascinerait l’ancien colonisateur.

Il y a ceux qui, bon gré mal gré, ont été élevés sous le protectorat et jusqu’aux années 1970 sur les bancs d’une école sinon française, du moins conçue sur le modèle français ; et ceux dont les parents ont des moyens suffisants pour être scolarisés dans les écoles et les universités privées ou françaises.

Double culture

Les francophones sexagénaires, les septuagénaires et les octogénaires, ceux-là mêmes qui, dit-on, sont frappés de cécité, connaissent bien les régions intérieures dont ils sont souvent natifs. Si leur culture française est solide, elle n’a fait que leur fournir les moyens de réfléchir à l’avenir de leur pays, voire de leurs régions. La double culture est une richesse, elle ouvre les horizons et éloigne du repli identitaire. L’aveuglement n’était pas de mise et il est mal venu d’imputer à la francophonie un mal dont elle n’est pas responsable.

Ceux qui regardent la rive nord de la Méditerranée, qu’il s’agisse des jeunes nantis ou des désespérés qui n’ont pas toujours la chance d’arriver à bon port, sont les victimes du libéralisme, du capitalisme, de la société de consommation, de la fracture qui s’est creusée entre les pays du Nord et les pays du Sud. Le Nord est attractif et le Sud l’est seulement pour les touristes, les hommes d’affaires et quelques chercheurs quand règnent l’ordre et la tranquillité.

Le modernisme ? Oui, « l’élite francophone » l’appelle de tous ses vœux, comme le font tous les Tunisiens, même ceux qui rêvent d’instaurer le califat.

Le modernisme séculier de Bourguiba ? Je ne crois pas qu’il ait jamais existé. Bourguiba en rêvait, certes. Mais, comme le fait le gouvernement, aujourd’hui, il s’est appliqué à composer avec les autorités religieuses et à prendre en considération la pression de la majorité musulmane.

Le ciment bourguibien craquelle

En Tunisie, dès la création de l’école publique, depuis la maternelle jusqu’à la terminale, est enseignée la religion musulmane. En Tunisie, les fêtes religieuses musulmanes sont fêtées en grande pompe. En Tunisie, le vendredi après-midi, jusqu’en 2012, était chômé, histoire de permettre aux croyants d’écouter les prêches des imams.

L’héritage de Bourguiba, ce n’est pas le modernisme séculier et ceux qui aspirent à la sécularisation de l’Etat ne s’y reconnaissent pas nécessairement.

La Tunisie, me semble-t-il, ne souffre pas de sa dite « élite francophone », mais de la volonté de ses dirigeants d’uniformiser le pays, de le mettre au pas, de nier la diversité de son histoire et de sa population, de sanctionner toute contestation d’où qu’elle vienne. Aujourd’hui, les aspérités ont transpercé le couvercle qui les dissimulait, le ciment bourguibien craquelle et les gouvernements qui tentent et ont tenté d’en recoller les débris, en ont été et en sont pour leurs frais.

« L’élite francophone privilégiée », écrit Frédéric Bobin, est fière du statut des femmes. Assurément, l’auteur de l’article a raison, même s’il a oublié de dire que le parti islamiste Ennahda et les partis nationalistes arabes partagent ce sentiment.

« L’élite francophone » fait partie intégrante de la Tunisie et la Tunisie est une et une seule. « L’élite francophone » ne regarde pas vers l’autre rive, mais elle pose sur elle-même un regard chargé du regard de l’autre. C’est là sa force.

Dans le monde dit musulman, qui ne reconnaît ni liberté de culte ni liberté de conscience – même si la Tunisie les a inscrits dans sa nouvelle Constitution – et où se battent entre eux et sans merci les sunnites et les chiites, et je ne sais combien de fractions de l’islam radical, la survie de cette élite francophone est salvatrice.

Peut-être n’a-t-elle pas assez compati avec les islamistes, peut-être n’a-t-elle pas soutenu avec la vigueur attendue ces hommes et ces femmes qui, victimes d’une répression d’une violence inouïe, n’en sont pas moins les ennemis de la pensée, de l’art, du savoir et parfois des poseurs de bombes. Rappelons toutefois que « l’élite francophone » compte des défenseurs des droits humains, militants et militantes qui ont payé parfois au prix fort le soutien qu’ils ont apporté aux victimes de la torture.

Dernier rempart

L’autoflagellation que s’imposent certains militants francophones de gauche, coupables seulement d’être nés trop tôt et d’être par conséquent pénétrées de culture française, et l’exercice de l’autocritique qu’ils s’imposent dans l’intention de racheter cette faute originelle et de gagner la sympathie des islamistes, des nationalistes arabes et de certains journalistes et intellectuels français sont aussi malsains que destructeurs.

L’élite francophone n’est pas toujours privilégiée et ne peut pas être aveugle : il lui suffit de franchir, dans la capitale même, les 500 mètres qui séparent les quartiers résidentiels des quartiers populaires, pour voir la misère matérielle, morale et sexuelle de la jeunesse. Tunis, Sfax, Sousse ressemblent à s’y tromper aux régions intérieures laissées-pour-compte.

Cette élite que l’on juge incapable de comprendre sa propre société est le dernier rempart contre la pensée religieuse radicale qui domine le monde arabe et musulman et qui risque d’emporter dans sa course folle l’Europe et le reste du monde.

L’Instance vérité et dignité a projeté sur les écrans l’insoutenable misère humaine, elle a dit l’indicible et personne, exceptés les bourreaux et leurs chefs, les dictateurs et leurs suppôts, n’est responsable de la tragédie qui a frappé bien des familles tunisiennes.

Rabaa Ben Achour-Abdelkéfi est romancière et essayiste, auteur notamment d’Appropriation culturelle et création littéraire (Sud Editions, Maisonneuve et Larose, 2005). Agrégée et docteur en lettres et civilisation françaises, elle a été professeure à l’Institut supérieur des langues de Tunis.