Affaire Traoré : le risque d’un climat délétère à Beaumont-sur-Oise
Affaire Traoré : le risque d’un climat délétère à Beaumont-sur-Oise
Par Julia Pascual
Deux frères d’Adama Traoré, mort le 19 juillet lors de son interpellation par des gendarmes, ont été incarcérés. Les autorités craignent que la situation ne s’envenime.
Marche blanche, le 22 juillet, pour Adama Traoré, mort lors de son arrestation par les gendarmes le 19 juillet. | THOMAS SAMSON / AFP
Un climat délétère s’est installé cette semaine à Beaumont-sur-Oise, une commune du Val-d’Oise où un jeune de 24 ans, Adama Traoré, est mort lors de son interpellation par des gendarmes, le 19 juillet. Alors qu’une instruction est ouverte pour déterminer les causes du décès, un conflit s’est cristallisé entre la famille du défunt, qui soupçonne une « bavure », et la municipalité de Beaumont-sur-Oise. Il a notamment débouché sur l’incarcération de deux frères d’Adama Traoré, poursuivis pour des faits d’outrages et de violences à l’encontre de gendarmes et de policiers municipaux, dans l’attente de leur procès mi-décembre.
Les faits qui leur sont reprochés remontent au 17 novembre. La maire UDI Nathalie Groux avait convoqué un conseil municipal au cours duquel elle souhaitait demander la prise en charge de ses frais de justice. L’élue a en effet déposé plusieurs plaintes pour menaces de mort et outrages – au moins trois, d’après nos informations – et a annoncé vouloir porter plainte pour diffamation contre une sœur d’Adama Traoré, Assa Traoré, qui a déclaré, dans une émission de Canal+ : « La maire a choisi son camp et de quel côté elle se met, du côté des gendarmes (…) de la violence policière. » La famille Traoré reproche notamment à la mairie de s’être opposée à l’organisation d’événements tels qu’une marche blanche, une œuvre de charité ou un tournage vidéo.
Incidents à Beaumont-sur-Oise après l'incarcération de deux frères d'Adama Traoré
Durée : 00:59
Deux vidéos qui décrivent comment la situation a dégénéré
Le conseil municipal, auquel souhaitaient assister, en protestation, des membres de la famille Traoré et leurs soutiens, a finalement été annulé, l’opposition refusant de siéger. Dans un procès-verbal que Le Monde a pu consulter, les gendarmes saisis de l’enquête en flagrance ont procédé à l’exploitation de deux vidéos prises ce jour-là, et décrivent comment la situation a dégénéré. Selon eux, alors que la salle du conseil est presque pleine, la « tension monte » parmi la soixantaine de soutiens qui réalisent qu’ils ne pourront pas tous entrer.
« Assa Traoré se montre véhémente. Des cris et slogans retentissent à l’extérieur, dont “on veut rentrer” », disent les gendarmes. Ils ajoutent que « les individus les plus virulents tentent de forcer le passage ». « On entend distinctement “pédé, enculé, fils de pute”. » Dehors, « une policière municipale reçoit un coup de poing au visage alors qu’elle vient de disperser, au gaz [lacrymogène], des assaillants venus à son contact ». Au bout d’une vingtaine de minutes, le calme revient et « les manifestants quittent les lieux ».
Quelques jours plus tard, Bagui et Youssouf Traoré sont interpellés. Huit gendarmes et policiers municipaux ont porté plainte et les désignent comme les auteurs des faits d’outrage. Ils accusent aussi Bagui d’être celui qui a agressé la policière municipale. « Les forces de l’ordre ont identifié les deux frères car ils sont connus et reconnus », explique l’avocate des fonctionnaires, Mme Caty Richard.
L’exploitation des images vidéo ne permet cependant pas d’« identifier formellement » Bagui Traoré, même si les gendarmes pensent qu’il correspond à l’individu vêtu d’une veste beige qui frappe furtivement la policière. Quant à son frère, Youssouf, « sa tenue vestimentaire (…) ne nous permet pas de le repérer utilement sur les images à notre disposition », disent les enquêteurs. Pour autant, les deux hommes, de 25 ans et 22 ans, sont interpellés le 22 novembre et déférés en vue de leur comparution immédiate le lendemain.
Les deux frères sont placés en détention provisoire
Considérant que l’affaire n’est pas en état d’être jugée – notamment parce que des confrontations ont encore lieu deux heures avant l’audience et qu’il estime que d’autres témoins doivent être auditionnés – leur avocat, M. Yassine Bouzrou, demande un délai de jugement. Il l’obtient mais, dans l’attente, les deux frères sont placés en détention provisoire. Le parquet de Pontoise décide, en outre, de mettre à exécution une peine de six mois de prison dont avait écopé Bagui Traoré en 2013 et pour laquelle il devait obtenir un aménagement.
La décision est justifiée « vu l’urgence et la commission de faits nouveaux ». « C’est illogique dans la mesure où il est présumé innocent pour les faits du 17 novembre », dénonce son avocat, M. Bouzrou, dont le recours en référé-liberté contre le placement en détention provisoire devait être examiné lundi 28 novembre. Interrogée par l’AFP, Assa Traoré dénonce, pour sa part, une « vengeance » du tribunal de Pontoise après le dépaysement à Paris de l’enquête sur la mort d’Adama.
Me Bouzrou devait également déposer une plainte en dénonciation calomnieuse à l’encontre de la policière municipale. Dans sa constitution de partie civile, que Le Monde a consultée, celle-ci reconnaît ne pas avoir « clairement aperçu son agresseur ». Elle fait, en outre, valoir un certificat médical d’interruption totale de travail (ITT) de huit jours alors que l’unité médico-judiciaire de Pontoise ne lui a finalement octroyé qu’un jour d’ITT du fait de maux de tête, d’une irritation des yeux par le gaz lacrymogène et d’une douleur à la mâchoire. « S’agissait-il d’un certificat médical de complaisance ? », interroge Me Bouzrou.
Des commentaires de l’édile qui enveniment les choses
Déterminé à porter la riposte sur le terrain judiciaire, l’avocat a également fait un signalement auprès du procureur pour « provocation directe à un attroupement armé ». Il reproche à la maire de Beaumont-sur-Oise d’avoir partagé un commentaire le 13 novembre sur son profil Facebook qui disait : « Mais que les citoyens de souche s’arment et viennent en aide à nos pauvres policiers sans recours ! » Un commentaire qui n’a pas manqué d’envenimer le conflit entre l’édile et la famille Traoré ou leurs soutiens, au titre desquels figure le Conseil représentatif des associations noires de France.
Il est aussi reproché à Nathalie Groux d’avoir déclaré dans Le Parisien du 24 novembre : « C’est effroyable, impensable ce que vivent les Beaumontais. Les gens sont tellement excédés qu’ils sont prêts à sortir avec des armes pour se battre. » L’élue réagissait à l’incendie volontaire d’un bus, la nuit qui a suivi l’incarcération des frères Traoré. Des événements condamnés par la famille.
« Treize individus ont tendu un traquenard à un chauffeur de bus. C’est un raid de cinq minutes. Il n’y a pas eu d’affrontement », détaille le colonel Charles-Antoine Thomas, commandant du groupement de gendarmerie du Val-d’Oise. Il relativise toutefois : « Ce qui se passe n’a rien à voir avec les cinq nuits d’insurrection armée qui ont eu lieu en juillet [après la mort d’Adama Traoré]. A l’époque, on a dénombré soixante tirs d’armes de chasse. Treize policiers et gendarmes ont été blessés par ces tirs. »
Depuis l’incendie du bus, « les nuits ont été extrêmement calmes », souligne à son tour le directeur de cabinet du préfet, Jean-Simon Merandat. D’importants renforts de gendarmes mobiles ont notamment été dépêchés sur place. Mais M. Merandat insiste : « La réponse ne peut pas être que sécuritaire. Nous voulons entamer un travail de médiation pour renouer les liens avec la population. » Le colonel de gendarmerie Thomas abonde : « Notre but, c’est l’apaisement. On a intensifié un travail de porte-à-porte pour que les gens voient qu’on est là pour eux et pas uniquement le casque sur la tête contre les casseurs. »
Un travail de relégitimation complexe alors que toute la lumière n’a pas été faite sur la responsabilité éventuelle des gendarmes dans la mort d’Adama Traoré. Le colonel Thomas dit « attendre sereinement la justice », tout en défendant l’innocence de ses troupes. Et prévient : « Il va falloir qu’on vive ensemble. »