L’ancien ministre de l’intérieur Claude Guéant est jugé, depuis lundi, pour « complicité de détournement de fonds publics et recel ». | ERIC FEFERBERG / AFP

Au début, on les distingue à peine les uns des autres. Mêmes costumes sombres, mêmes chemises claires, même cheveux clairsemés. Ce sont des hommes de premier rang au sens propre, ils savent s’y tenir assis, le buste droit, bien calé, les jambes croisées, des milliers d’heures de réunions publiques et de fastidieuses cérémonies officielles sont passées par là. Debout aussi, ils se ressemblent, le micro et la parole leur sont familiers, ils posent un feuillet de notes sur le pupitre devant eux puis le plient dans la poche droite de leur veste en la lissant d’un geste machinal.

Quatre d’entre eux sont sortis de l’ENA, le cinquième en a raté l’entrée. Le résumé de leurs longues carrières offre un voyage dans la France préfectorale – Montluçon, Orléans, Tours, Besançon, Chartres, Chalon, Guéret, Le Mans, Neuilly, Gertwiller – et dans le cœur battant de l’Etat, ses administrations centrales et ses ministères, qu’ils ont rejoints ou quittés au gré des alternances politiques, promus sous la droite, écartés sous la gauche. Tous portent Légion d’honneur à la boutonnière et déshonneur au front depuis qu’un procureur de la République les a renvoyés devant un tribunal correctionnel pour « détournement de fonds publics », « complicité » ou « recel » de ce délit.

Depuis lundi 28 septembre, Claude Guéant, ancien directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l’intérieur, Michel Gaudin, ex-directeur général de la police nationale (DGPN), ainsi que trois autres anciens membres du cabinet, Daniel Canepa, Michel Camus et Gérard Moisselin, s’expliquent sur l’affaire des primes de la police versées en liquide entre 2002 et 2004. A Claude Guéant, il est reproché d’avoir donné l’ordre à Michel Gaudin de lui confier chaque mois pendant deux ans 10 000 euros en espèces prélevés sur les fonds d’enquête et de surveillance – normalement destinés à rémunérer les indicateurs de police – et de s’en être servi comme complément de rémunération pour ses collaborateurs, lui-même en prélevant la moitié pour son usage personnel.

A Michel Gaudin, considéré comme l’auteur principal du délit, il est fait grief d’avoir accepté de faire ce versement en ayant connaissance de son usage inapproprié. Les trois autres prévenus sont poursuivis comme bénéficiaires du détournement. Pour l’accusation, aucun d’entre eux ne pouvait à l’époque ignorer qu’il commettait un délit puisque, quelques mois plus tôt, le gouvernement de Lionel Jospin avait officiellement mis fin aux primes en liquide versées aux membres des cabinets ministériels (prélevées sur les fonds spéciaux de Matignon) et les avait remplacées par des « indemnités de sujétion particulière » (ISJ). L’esprit de la réforme étant de substituer à un système occulte, incontrôlable et contesté, des compléments de revenus officiels et fiscalisés.

Dès les premiers interrogatoires, chacun des cinq prévenus a exprimé à sa manière l’amère conviction d’être la victime d’un « règlement de comptes politique », dont le tout nouveau parquet national financier (PNF) – qui les a renvoyés devant le tribunal au terme d’une simple enquête préliminaire – serait le bras armé. Voilà pour ce qui les réunit.

Premières fissures

Les premières fissures sont apparues assez vite. Il y a Claude Guéant et les autres. C’est à cause de lui que toute l’histoire a commencé. Lors d’une perquisition à son domicile, les enquêteurs en charge d’une autre affaire le concernant, celle d’un éventuel financement libyen de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, sont tombés par hasard sur une série de factures d’électroménager et d’équipements – cuisiniste, ameublement – réglées en espèces, dont l’ancien ministre de l’intérieur a dû justifier la provenance. En expliquant que ces fonds étaient des reliquats de ses primes en liquide, Claude Guéant a lui-même conduit le parquet à s’intéresser au circuit de ces fonds. Cela donne déjà aux quatre autres une bonne raison d’en vouloir à leur ancien supérieur hiérarchique.

Mais il n’y a pas que cela. Par sa proximité avec Nicolas Sarkozy, par le nombre d’affaires dans lesquels son nom est cité, Claude Guéant sent aujourd’hui le soufre. Le monde politique s’est éloigné de lui par crainte de la contagion et celui des hauts fonctionnaires lui reproche sa trahison.

Peut-être n’est-ce pas un hasard si, parmi ses deux avocats, figure Me Jean-Yves Dupeux, qui fut aussi celui d’un autre grand brûlé de l’époque sarkozyste, l’ancien procureur de la République Philippe Courroye. Quant à l’opinion, autant elle est prompte à absoudre ou à excuser les turpitudes de ses élus, autant elle est se montre impitoyable face aux dérives de ses clercs.

Dans le prétoire aussi, on prend ses distances. Rien de tel qu’une procédure judiciaire pour faire vaciller les plus solides amitiés. Celle qui unit Claude Guéant à Michel Gaudin a plus de vingt ans, les deux hommes se tutoient, mais, face au tribunal, Michel Gaudin pense d’abord à sauver sa peau.

Le DGPN est placé « sous l’autorité hiérarchique du directeur de cabinet et ne peut refuser une instruction qu’il lui donne », explique-t-il, en affirmant qu’à l’époque il ignorait l’usage que Claude Guéant faisait des fonds qu’il lui versait. Il rappelle surtout que lui, une fois arrivé dans les fonctions de DGPN, a mis un point d’honneur à faire appliquer dans son administration une note restée lettre morte et rédigée quatre ans plus tôt par… son prédécesseur, Claude Guéant. Datée de février 1998, elle indiquait que, « en aucun cas, les fonds d’enquête et d’investigation ne peuvent être considérés comme permettant d’alimenter un régime indemnitaire ». « Quand il me les a demandées, j’ai donné ces sommes à Claude Guéant. Il y avait des consignes, il y avait une note. J’imaginais qu’il appliquait les règles qu’il avait édictées lui-même », glisse Michel Gaudin, en ajoutant : « Cette manipulation d’espèces nécessite un minimum de confiance. »

La présidente, Bénédicte de Perthuis, insiste : « Si vous aviez su quel était leur usage, qu’auriez-vous fait ? – J’aurais dit écoute, Claude, je ne peux pas interdire, mais je ne peux pas prendre la responsabilité. » Assis derrière lui, Claude Guéant ne cille pas.

« Arrière, Satan »

C’est au tour de l’un de ses anciens collaborateurs au cabinet, Gérard Moisselin, d’être pressé de questions. Lui aussi lâche son ancien patron. Il raconte : « Un soir, Claude Guéant me tend une enveloppe. J’étais très étonné, je lui ai dit que je croyais que cette pratique avait disparu. J’ai cru pouvoir me fier à la réponse qu’il m’a faite, à savoir que cela était parfaitement autorisé. Alors oui, je n’ai pas déclaré ces sommes au fisc, parce que je savais qu’aucun policier ne le faisait. Ce n’est pas glorieux mais c’est comme ça ». La présidente : « Mais vous n’entrez pas dans la police ! Vous entrez au cabinet d’un ministre, vous êtes un représentant de la fonction publique. Il y a un décalage entre votre brillante carrière et la facilité avec laquelle vous acceptez. » Le prévenu, agacé : « J’ai déjà eu le courage de lui poser la question. Mais vous auriez voulu quoi ? Que je renvoie son enveloppe à la tête de Guéant en criant : Arrière, Satan ?»

Michel Camus lui succède à la barre. Mêmes questions, même gêne. La procureure Ulrika Weiss se lève : « Là c’est la citoyenne qui essaye d’imaginer la scène. Claude Guéant vous tend une enveloppe de 2 000 euros, c’est pas Noël, c’est pas votre anniversaire, et vous ne posez pas de questions ? La polémique sur les fonds spéciaux, ça ne fait pas tilt ? » Michel Camus : « J’ai en face de moi le directeur de cabinet du ministre de l’intérieur. C’était pour moi irrévérencieux, inimaginable, de lui demander si tout cela était conforme aux textes. – Et vous avez dit merci ? – Peut-être. »

Après trois jours de débats, on est là : Michel Gaudin, qui a rameuté comme témoins de moralité tous les grands noms de la police, dont l’ancien patron de la DST Pierre de Bousquet de Florian et l’ex-patronne de la police judiciaire Martine Monteil, campe le vertueux soumis aux ordres et croit en ses chances de relaxe. Les trois prévenus anciens membres du cabinet assument leur part de lâcheté face à l’autorité de celui qui était leur directeur. Reste Claude Guéant, seul, dans la figure du méchant.