Le bras de fer sino-japonais peut-il s’étendre à l’Afrique ? C’est l’une des questions que pose le déploiement simultané de troupes chinoises et japonaises, sous la bannière de l’ONU, au Soudan du Sud.

Il y a d’abord eu les promesses d’investissement sonnantes et trébuchantes des deux pays : 60 milliards de dollars pour la Chine au sommet de Johannesburg de 2015 quand le Japon a promis 27 milliards de dollars en août, à Nairobi. Puis la décision de Pékin en janvier de construire sa première base militaire à Djibouti, bientôt voisine de la base japonaise, laquelle devrait d’ailleurs être agrandie, a annoncé Tokyo en octobre. Aujourd’hui, c’est au Soudan du Sud que les deux puissances asiatiques, ennemies jurées, se retrouvent au coude à coude sous la bannière des Nations unies.

Une première depuis soixante-dix ans

D’un côté, les troupes japonaises. Trois cent cinquante militaires seront pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale déployés à l’étranger d’ici à la mi-décembre. Les hommes de la Force d’autodéfense (FAD, armée japonaise) envoyés au Soudan du Sud pourront mener des opérations dites « kaketsuke-keigo », littéralement « se précipiter dans des endroits éloignés pour protéger et sauver ». En clair, ils pourront faire usage de la force.

Il s’agit d’une première depuis soixante-dix ans et qui fait suite à l’adoption, en septembre 2015, d’une législation controversée sur la sécurité nationale qui a étendu le rôle des forces armées à l’étranger.

A une encablure de la mission japonaise, on retrouve les soldats chinois. Un bataillon d’infanterie de sept cents militaires déployés au Soudan du Sud depuis janvier 2015 et venus renforcer les trois cents ingénieurs, médecins et logisticiens de l’Armée de libération populaire déjà déployés à Juba.

Ce double déploiement pose de nombreuses questions. D’abord en termes d’efficacité. Les troupes japonaises n’ont aucune expérience des zones de conflit à l’étranger. Le gouvernement japonais ne fait pas mystère de sa volonté de muscler son armée, alors que la Chine est déjà la deuxième puissance militaire du monde, qu’elle grignote le pré carré japonais en mer de Chine, et que la nouvelle administration Trump pourrait abandonner son allié japonais en faisant payer sa protection à l’Archipel. Les partisans d’une remise en cause de la Constitution pacifique du Japon, en cours depuis la fin de la seconde guerre mondiale, font flèche de tout bois et verraient bien l’armée japonaise retrouver sa puissance passée.

Une opinion publique très partagée

Les troupes japonaises et chinoises sont dans un face-à-face dangereux en Asie. Mais en Afrique ? « Les soldats japonais viendront-ils en aide aux soldats chinois s’ils sont attaqués au Soudan ? », se demande le quotidien de Hongkong South China Morning Post. Une question qui mérite d’être posée, non seulement en raison de l’opposition historique entre Tokyo et Pékin, mais aussi en raison d’une opinion publique très partagée en Asie sur le bien-fondé de ces opérations.

D’un côté, un Japon tiraillé entre pacifistes et partisans d’une remilitarisation de l’Archipel. Et de l’autre, une Chine qui ne comprend pas ce qu’elle fait dans le bourbier soudanais. En juillet, deux casques bleus chinois ont été tués et cinq autres blessés dans une attaque à la bombe survenue lors de violences à Juba. La Chine a payé le prix du sang, et des voix commencent à se faire entendre pour critiquer la présence de soldats chinois en Afrique. C’est en effet la première fois que des soldats chinois étaient tués en opération depuis le conflit contre le Vietnam en 1979.

Le choc a donc été brutal en Chine, où la propagande vante en permanence la superpuissance militaire du régime communiste. Les commentaires sur les réseaux sociaux sont tous allés dans le même sens : « Que faisons-nous là-bas ? », se demandent les internautes chinois.

Inexpérience en zone de guerre

La Chine est-elle prête à payer le prix de son implication dans les affaires du monde ? Avec 2 639 militaires déjà déployés sous la bannière de l’ONU, la Chine est l’un des plus gros contributeurs aux opérations de maintien de la paix, notamment en Afrique. Le président Xi Jinping a même promis en 2015 de mettre huit mille soldats supplémentaires à disposition de l’ONU.

Xi Jinping et le premier ministre japonais Shinzo Abe ont en commun d’être les premiers dans leur pays respectif à déployer des troupes combattantes à l’étranger. Mais ils doivent faire face à leur opinion publique.

Autre problème pour Pékin et Tokyo : leur inexpérience en zone de guerre. Quelques jours après l’attentat du Radisson Blu de Bamako en novembre 2015, Yue Gang, ancien colonel et spécialiste des questions antiterroristes, critiquait ouvertement l’absence de réaction des soldats chinois déployés dans le pays. « Les commandos maliens, français et les troupes américaines se sont rendus utiles, tandis que nos hommes étaient à plus de mille kilomètres de là et n’ont rien fait. Pourtant, ce sont des hommes surentraînés », écrivait-il sur son blog.

Nouvelle vague de critiques, émanant cette fois d’un rapport de l’ONU : l’absence de réaction des soldats chinois lors d’une attaque contre des civils et des membres des ONG au Soudan du Sud. Les soldats chinois sont accusés d’avoir abandonné leur poste et failli à leur mission. Des accusations graves et de quoi jeter un peu plus le trouble sur le rôle qu’entend jouer la Chine en Afrique.

Sébastien Le Belzic est installé en Chine depuis 2007. Il dirige le site Chinafrica. info, un magazine sur la « Chinafrique » et les économies émergentes.