Maurice Frechuret en 2010. | ANDREAS SOLARO / AFP

A l’heure où l’histoire de l’art, discipline pourtant enrichissante (et aussi pour l’esprit) est souvent réduite dans les gazettes à la rubrique « beaux livres » qu’elles publient rituellement avant les fêtes de Noël, il faut se réjouir du prix Pierre Daix. Doté de 10 000 euros, ce qui est beaucoup, et peu, il a été créé en 2015 par François Pinault. En souvenir, et en hommage, car l’homme d’affaire est capable de cela, de celui qui fut son ami et un de ses initiateurs au monde de l’art.

Résistant et déporté, ancien journaliste communiste, rédacteur en chef des Lettres Françaises, Pierre Daix fut assez proche de Picasso pour en devenir non seulement un compagnon de route, mais aussi un des meilleurs spécialistes de son œuvre. Le prix auquel on a donné son nom récompense cette année un livre qui ne fera pas joli sous le sapin, et c’est tant mieux. Car il pourrait soulever quelques tempêtes sous les crânes : il comporte fort peu d’images, mais beaucoup de réflexion, et, allons-y, offre des mondes à penser.

Ancien directeur du musée Picasso d’Antibes, puis des musées des Alpes-Maritimes, Maurice Fréchuret s’y livre à une réflexion dérangeante. Il ne reproduit pas de jolies images, disait-on, et pour cause : son livre traite de l’effacement. On pense bien sûr au geste du jeune Robert Rauschenberg allant, en 1953, quémander auprès de son glorieux aîné Willem De Kooning un dessin, en lui expliquant qu’il voulait le gommer. « Je vais vous donner quelque chose d’impossible à effacer », répondit le vieux, qui s’y connaissait. Le jeune y passa plusieurs semaines, et, de fait, il reste des traces.

Modestie du « regardeur »

Par-delà, Maurice Fréchuret s’interroge aussi sur la prétention contemporaine à vouloir tout voir. Le regretté historien d’art Daniel Arasse, qui prêchait pour la chapelle inverse, ne retrouverait il est vrai sans doute pas ses petits dans les moyens que la technologie moderne, laquelle offre aux curieux – mais au fond, en reste t-il ? – le loisir de contempler le détail, comme l’écrit Fréchuret, « moindre poil de la barbe du Christ » dans un retable du XVe siècle. Il n’était pas peint pour cela. Pas pour la « simple spectacularisation d’un fait pictural qui n’avait peut-être pas vocation à être vu », estime Fréchuret.

Mais une des originalités de son livre est aussi de montrer comment, à l’instar des artistes de la pré-Renaissance, les contemporains, Marcel Duchamp en tête, ont eu à cœur de cacher plus que de montrer. L’autre élément, plus touchant pour qui connaît cet homme qui est tant un grand historien d’art qu’il fut un grand conservateur de musée, c’est l’aveu, l’appel à la modestie du « regardeur », comme nous nommait Duchamp.

De par son métier, Fréchuret a vu bien plus d’œuvres que la plupart d’entre nous et il nous exhorte pourtant à en accepter le mystère. Tout comme, à travers les « repentirs » des artistes, il accepte ses propres doutes, ce que peu dans sa profession sont capables, ni en position, de faire. Et il a ce grand moment, qui résume toute sa belle modestie, un mot qui devrait figurer dans le code de déontologie des historiens d’art, s’il en existait un, mais que Pierre Daix aurait pu écrire : un mot de Rauschenberg, « gommer n’est pas dégommer ». Chapeau, à tous les deux !

Maurice Fréchuret, Effacer. Paradoxe d’un geste artistique. Dijon, Les Presses du Réel, 2016. 362 p. 28 €.