Massacre de Thiaroye en 1944 : « A quand la fin de l’obstruction à la manifestation de la vérité ? »
Massacre de Thiaroye en 1944 : « A quand la fin de l’obstruction à la manifestation de la vérité ? »
Des familles des victimes de tirailleurs sénégalais exécutés ou dégradés pour « rébellion » dénoncent une « falsification de l’histoire » par l’Etat français.
En ce jour anniversaire du massacre d’anciens prisonniers de guerre à Thiaroye au Sénégal, le 1er décembre 1944, nous, familles des victimes, avons décidé d’alerter l’opinion publique afin que cesse toute désinformation, toute manipulation, toute falsification autour de ce crime commis par la France. Plus de soixante-dix ans après les faits, nous demandons que cesse ce mensonge d’Etat qui se perpétue encore en 2016.
Ces hommes, originaires de l’Afrique-Occidentale française, ont été mobilisés pour venir défendre la France en 1939 et ont été faits prisonniers par les Allemands en juin 1940. C’est en métropole qu’ils ont passé leur temps de captivité, les nazis ne voulant pas « d’indigènes » sur leur sol. Alors que certains avaient rejoint la résistance après leur évasion, ce contingent d’anciens prisonniers de guerre a quitté Morlaix le 5 novembre 1944.
Après plusieurs années de recherches et de fouilles d’archives publiques et privées en France, au Sénégal et au Royaume-Uni, l’historienne Armelle Mabon, de l’université Bretagne-Sud, a pu établir que ce drame est bien un crime de masse prémédité puis maquillé en rébellion armée. Une machination a été mise en place pour dresser un bilan mensonger de 35 morts et camoufler les 300 à 400 victimes jetées dans des fosses communes.
« Répression sanglante »
Le gouvernement provisoire a couvert la réalité des faits. Il a notamment édité une circulaire trois jours après le massacre, faisant croire que ce contingent avait perçu l’intégralité des soldes de captivité, rendant ainsi les revendications illégitimes. Le procès qui a suivi en mars 1945, entièrement à charge, a conduit à la condamnation et à la dégradation militaire de 34 innocents.
Lors de son premier voyage officiel en terre africaine en 2012, le président François Hollande avait promis de restituer les archives au Sénégal et parlé de « répression sanglante » pour qualifier le mitraillage des tirailleurs sénégalais réunis au camp de Thiaroye, dans la banlieue de Dakar. Le 30 novembre 2014, à l’occasion du 70e anniversaire, le président a de nouveau employé ce terme au cimetière de Thiaroye. Deux ans plus tard, le 10 novembre 2016, le ministre des affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, évoque encore une « répression sanglante ».
Le tirailleur sénégalais Souleymane Doukouré dans les années 1940. | DR
« Thiaroye 44 » n’est pas une « répression sanglante ». Nos pères et grands-pères n’ont jamais contrevenu aux règles. Ils ne se sont pas mutinés. Ils ont eu simplement ce courage de réclamer des droits pécuniaires que les autorités ne voulaient pas leur verser et dont ils ont été spoliés définitivement. Cet argent est resté dans les caisses de l’Etat français.
Le 30 novembre 2014, si le président Hollande a reconnu que les rapatriés n’avaient pas perçu leur dû, il a aussi réactivé un mensonge d’Etat en annonçant solennellement que ces hommes s’étaient rassemblés pour crier leur indignation alors qu’ils ont été rassemblés par les officiers qui ont donné l’ordre de tirer avec des mitrailleuses. Au cimetière militaire de Thiaroye, le président de la République française a indiqué que les victimes n’étaient pas dans les tombes anonymes et que l’endroit de leurs sépultures demeurait mystérieux. Les tombes n’ayant pas été fouillées, l’Etat français connaît donc l’endroit des fosses communes.
Mensonges écrits sur ordre
Le président Hollande savait-il que les copies d’archives remises au Sénégal sont en réalité le récit d’une histoire falsifiée, avec des rapports mensongers écrits sur ordre, des enquêtes menées à charge, des documents tronqués ?
Alors que le ministre de la défense ne répond pas à nos sollicitations, nous dénonçons l’obstruction à la manifestation de la vérité sur un crime commis.
Le tirailleur sénégalais Antoine Abibou dans les années 1940. | DR
Le ministère de la défense refuse de rendre consultables les archives conservées par les forces françaises au Sénégal jusqu’à leur dissolution, en 2011. Ces documents contiennent la cartographie des fosses communes et vraisemblablement d’autres pièces sensibles, comme la liste des victimes. Il refuse également de donner le motif d’une sanction infligée à l’un des officiers des forces françaises, bénéficiaire de la même loi d’amnistie que les tirailleurs condamnés. Or une amnistie ne peut en aucun cas effacer le fait matériel afin de préserver les droits des tiers et les condamnés demeurent coupables. Cette entrave est particulièrement grave : elle a contribué au rejet de la requête pour le procès en révision du plus lourdement condamné au prétexte d’absence d’éléments nouveaux. Ce rejet n’est pas susceptible de recours.
Le discours du ministre Jean-Marc Ayrault [le chef de la diplomatie française s’est rendu à Thiaroye le 10 novembre] est certes encourageant : « Nous avons failli à nos devoirs, tout simplement. Le devoir d’égalité, le devoir de reconnaissance. (…) Ceux qui parlent de repentance se trompent de chemin. Ce que nous disons ce soir, c’est la justice, tout simplement. »
Sursaut éthique
Mais les discours ne rendent pas la justice et n’exhument pas les corps. D’après la loi, le garde des sceaux peut saisir la commission d’instruction, en vue du procès en révision. Or le directeur de son cabinet a rejeté cette possibilité le 19 décembre 2014, prétextant l’éventuelle compétence de la Cour suprême du Sénégal.
Alors que se prépare la visite d’Etat en décembre 2016, du président de la République sénégalaise, Macky Sall, nous, familles des victimes, demandons un sursaut éthique de l’Etat français afin de :
- rendre consultables toutes les archives sur l’affaire Thiaroye ;
- proposer son aide au Sénégal pour l’exhumation des corps ;
- donner la liste des morts et leur attribuer la mention « Mort pour la France ». Il n’y a rien de plus tragique que des morts sans nom ;
- saisir la commission d’instruction de la Cour de révision et de réexamen pour les 34 condamnés ;
- réparer les spoliations
- modifier les textes exposés au Mémorial du cimetière de Thiaroye ;
- cesser de porter atteinte à la mémoire de ces hommes et des officiers qui ont eu le courage de les défendre ;
- nommer les responsables aujourd’hui de cette obstruction à la manifestation de la vérité sur un crime commis.
Une mémoire collective ne peut trouver d’apaisement avec un mensonge.
Tribune signée par les familles des morts, des condamnés et des rapatriés spoliés de « Thiaroye 44 », notamment les familles d’Antoine Abibou, Tindaogo Bélem, Fasséry Coulibaly, Kotou Diakité, Doudou Diallo, Souleymane Doucouré, Mbap Senghor et Pierre Zoungrana.