Pillules contre le sida à Johannesburg, le 28 novembre 2014. | SIPHIWE SIBEKO / REUTERS

Les deux maisons de plain-pied mitoyennes ressemblent à toutes les autres dans ce quartier excentré de Durban (Afrique du Sud). Aucun signe extérieur n’indique aux passants qu’il s’agit de deux bordels appartenant au même propriétaire. A la tombée du jour, les rues environnantes se peuplent de femmes se livrant à la prostitution. Mais ici, les sex workers comme les désignent les ONG et les institutions internationales n’exercent qu’en « intérieur » (indoor par opposition à outdoor, la prostitution de rue).

Frappées du sigle de la TB/HIV Care Association (THCA Association de soin tuberculose/VIH), les deux camionnettes de la « clinique du bien-être » se sont garées à proximité. La dizaine de volontaires associatifs se répartit entre les deux maisons. Ils vont s’entretenir avec les pensionnaires, s’enquérir de leur santé, évoquer les tests de dépistage, leur remettre des préservatifs. Ils vont aussi leur parler de l’utilisation des traitements antirétroviraux à des fins préventives chez les personnes séronégatives à haut risque d’être exposées au VIH (prophylaxie pré-exposition ou PrEP en anglais).

Selon une tradition qui ignore les époques et les frontières, six jeunes femmes sont installées sur les canapés dans le salon proche de l’entrée. D’autres sont dans une arrière-salle et passent le temps comme elles peuvent. Elles sont en tout une vingtaine à travailler dans les deux bâtiments jumeaux.

« Clinique sur roues »

Drapée dans un peignoir, Kim, 23 ans, se prostitue depuis trois ans, toujours en intérieur. Elle assure toujours utiliser des préservatifs lors des rapports sexuels. « Comme ce n’est pas facile d’avoir accès aux tests de dépistage et des préservatifs autrement, je me sens beaucoup plus en sécurité grâce aux visites de l’association. Je fais tous les tests : grossesse, tuberculose, VIH, frottis du col de l’utérus…, et je prends des vitamines. C’est comme une clinique sur roues. Sans eux, explique Kim en désignant les volontaires, ce serait très dur. »

Dans la maison voisine, Chantey – en short – et Tezla – en robe – font provision de préservatifs auprès de Robin Ogle, responsable de l’association à Durban, qui leur explique le principe de la PrEP en essayant de couvrir le son de la télévision grand écran qui trône dans le salon. « Nous sommes des femmes normales. Comme n’importe quelles femmes, nous élevons nos enfants. Nous savons que nous prenons des risques. C’est un travail risqué chaque jour », confie Chantey.

Tezla est très intéressée par la PrEP : « Des clients demandent fréquemment à avoir des rapports sans préservatifs ; souvent des hommes mariés. » Robin lui précise qu’il faut attendre trois semaines de prise continue des antirétroviraux pour que l’efficacité de la PrEP se fasse sentir. « Il faut la prendre aussi longtemps que vous vous pensez à risque », insiste Robin.

Lancée en 2011, grâce à des financements du gouvernement américain (programme Pepfar) et du conseil des églises sud-africaines, avec un programme complet de bien-être pour les professionnel(le)s du sexe, centré sur l’éducation par les pairs, la TB/HIV Care Association constitue le principal contact avec les soins pour beaucoup de prostituées. Il faut dire que la tâche est immense.

« Educatrice de ses pairs »

Le pays compterait en tout 153 000 prostitués, pour la plupart des femmes avec une minorité (de l’ordre de 10 %) d’hommes et de personnes transgenres. La prévalence de l’infection par le VIH chez les prostituées irait de 40 % à 88 %, sachant que, dans la population féminine générale, elle est comprise entre 14 % et 15 %.

A Durban, ville peuplée de 3,5 millions d’habitants, dont beaucoup de migrants, et qui comprend une vaste zone industrielle et le port le plus important du pays, les quelque 10 000 prostituées présenteraient un taux d’infection par le VIH de 53 %, selon une récente étude menée en Afrique du Sud par des chercheurs de l’université de Californie, à San Francisco.

Les équipes de terrain de l’association mêlent professionnels de santé (infirmières), travailleurs sociaux et prostituées ou ex-prostituées. Vêtue d’un polo orange sous un gilet bleu en laine polaire siglé « THCA » et arborant des boucles d’oreilles assorties à son polo, Mngadi Thembi, 43 ans, est « éducatrice de ses pairs » (peer educator). Cette mère d’une fille de 22 ans explique sans détour sa trajectoire : née dans une ferme du KwaZulu-Natal, elle a perdu ses deux parents à l’âge de 30 ans.

« Je me suis retrouvée sans ressources et sans personne pour m’aider. J’ai donc commencé à me prostituer sur la voie publique, mais toujours en me protégeant. Je suis toujours séropositive et vais suivre la PrEP. Devenir éducatrice pour mes pairs a changé ma vie. J’en suis très fière, s’enthousiasme-t-elle. Je veux aider mes sœurs avec ce que j’ai appris dans l’association lorsque je suis venue à une réunion et que je me suis fait tester. » Elle souhaite devenir conseillère pour THCA et se former sur les tests diagnostiques et la PrEP.

« Harcelés, agressés et rançonnés par la police »

L’activité de la TB/HIV Care Association n’est pas simple car se livrer à la prostitution est encore un acte criminel en Afrique du Sud. L’association tient de fait à ne pas se limiter aux infections sexuellement transmissibles, mais bien œuvrer au bien-être global des travailleuses et travailleurs du sexe.

Son approche diffère de celle d’une autre association sud-africaine, active notamment au Cap, la Sex Workers Education and Advocacy Taskforce (Sweat, groupe de travail pour l’éducation et le plaidoyer pour les travailleurs du sexe, l’acronyme anglais reprenant aussi le mot qui veut dire « sueur »).

« Nous nous attachons surtout à faire connaître et à défendre les droits des travailleuses et travailleurs du sexe, qui sont souvent harcelés, agressés et rançonnés par la police. Nous menons bataille pour faire changer la loi qui criminalise le commerce du sexe », explique Ishtar Lakhani, responsable du plaidoyer à Sweat.

Selon une étude menée pendant deux ans au Cap, à Johannesbourg, à Pretoria et à Durban auprès des prostituées ayant recouru à ses conseils légaux, l’association a évalué à 70 % la proportion de celles ayant été harcelées par la police.

Législation rétrograde sur la prostitution

Au Cap, 12 % de celles se livrant à la prostitution de rue affirment avoir déjà été violées par un policier. Les volontaires « paralégaux » de Sweat – elles-mêmes ex-travailleuses du sexe ou continuant à se prostituer – accompagnent donc leurs pairs qui veulent porter plainte au commissariat et les assistent lorsqu’elles (ou ils) sont arrêtées.

Les difficultés rencontrées par les travailleuses et travailleurs du sexe en Afrique du Sud persistent donc. Et ce malgré les énormes progrès accomplis dans la lutte contre l’épidémie et en particulier la mise sous traitement de personnes vivant avec le VIH et le démarrage d’un programme d’accès à la PrEP pour les personnes séronégatives soumises à un haut risque de contamination.

Pendant longtemps, l’Afrique du Sud a été le pays où les autorités niaient que le VIH soit la cause du sida et refusaient de déployer les antirétroviraux (ARV). Elle est à présent la nation dotée du plus vaste programme de traitement au monde, avec près de 3,4 millions de personnes sous ARV, s’approchant ainsi d’une couverture de la moitié des personnes vivant avec le VIH dans le pays. Des progrès que freine une législation rétrograde sur la prostitution.