Jacques Le Brun

Renoncer au pouvoir, au pouvoir que l’on tient ou celui auquel on peut être candidat, fascine ; c’est abdiquer, non pas démissionner, car démissionner ce serait quitter une mission confiée par autrui, or, dans ce renoncement ultime, autrui est soit un dieu qui a confié ce pouvoir à un roi ou à un pape, soit le peuple souverain, incarnation de l’absolu.

Devant cet acte, les explications foisonnent : fatigue, lassitude, difficultés inextricables, pressions des proches, séductions d’une vie privée, mais la multiplicité et les contradictions de ces explications ne font que dire leur insuffisance. Renoncer au pouvoir suppose la liberté de le conserver ou d’y être candidat ; rien, en 1969, n’obligeait, selon la Constitution, de Gaulle à abdiquer, et rien, aujourd’hui, n’interdit à François Hollande de renoncer à se présenter de nouveau aux suffrages. C’est que les justifications ou l’absence d’empêchements ne font pas un acte. Car renoncer, c’est poser un acte véritablement fondateur : c’est-à-dire un acte qui fait ce qu’il dit et, par là, dévoile sa vérité et ses fondements ; il expose le pouvoir dans la nudité de son absolu et ouvre un temps nouveau.

Faut-il alors penser que le renoncement révélerait, secrètement au travail, la négativité au cœur du pouvoir ? Et faut-il aller plus loin, au-delà du pensable, et voir dans le renoncement une forme acceptable de ce qu’en un point ultime serait le suicide ? On parle, ici ou là, un peu à la légère, de « suicide politique », mais une expression doit être prise aux mots, même si s’ouvre alors une sorte d’impensé de nos sociétés occidentales : au-delà de leur évidente déchristianisation, transparaît peut-être l’héritage d’une religion dont le fondateur a choisi la mort, donc un échec complet, comme preuve de sa mission divine.

Dignité et grandeur

Mais alors ressurgissent pour nous les récurrents débats lancés avec le poète anglais John Donne (1572-1631) au XVIIe siècle sur le suicide du Christ ; refoulés et laïcisés, ces débats ne laissent-ils pas deviner qu’au cœur de tout pouvoir, et par excellence au cœur de tout pouvoir qui tend à l’absolu, royauté, papauté ou pouvoir présidentiel, serait secrètement au travail une négativité, l’abdication révélant son ultime vérité. Ainsi la fascination pour les figures abdiquantes ne serait pas un attrait pour d’anachroniques et peu justifiables exceptions, mais la reconnaissance de la véritable nature d’un acte humain dégagé de ce qui le limite dans la vie « normale ». Mais cette révélation n’a pas pour conséquence d’abaisser la personne privée de celui qui, possédant le pouvoir, y renonce.

Par une sorte d’effet en retour, la personne privée, ce corps qui survit, plus ou moins caché ou deviné, à la grandeur de la fonction, se trouve grandie par l’acte qu’elle pose : loin d’apparaître comme celui sur qui flotterait un vêtement trop large, l’homme est transformé par son acte. Qui a vu et écouté en direct les déclarations de souverains abdicants, un roi des Belges, un roi d’Espagne, un pape Benoît XVI, un François Hollande, personnages peu flamboyants, n’a pu qu’être frappé par la dignité inattendue, par la grandeur que donnait à leur personne d’être, pour les quelques minutes de leur allocution, les porte-parole du « pouvoir », et cela dans l’instant même où ils s’en défaisaient ou renonçaient à leur droit à le briguer.

Peut-être devrons-nous, devant ce que les techniques modernes comme la télévision nous présentent sous la forme d’un spectacle, nous interroger sur la théâtralité de ces abdications contemporaines que nous évoquions. La mise en scène théâtrale que fut à Bruxelles l’abdication de Charles Quint en serait l’équivalent fastueux au XVIe siècle. Mais c’est sans doute le théâtre qui nous montre le mieux ce que pourrait être la distance entre la fonction et celui qui l’exerce, distance abolie seulement au moment où, en une brutalité contenue, s’écrase cette distance. Il conviendrait ici d’évoquer Shakespeare, le Shakespeare de Richard II et du Roi Lear, pour découvrir ce que les hommes de l’âge classique appelaient les secrets du pouvoir, il faudrait aussi évoquer le drame baroque allemand analysé avec profondeur et émotion dans les années 1920 par Walter Benjamin, pour comprendre ce qu’on a pu appeler la mélancolie du pouvoir. Non pas pour faire de ce thème le prétexte à de futiles réflexions sur la psychologie ou les humeurs des hommes exerçant un pouvoir suprême, mais pour tenter de comprendre cette étrange fascination que j’évoquais devant ceux qui abdiquent ce pouvoir.

Ce n’est certainement pas un hasard si c’est dans les années tragiques de l’entre-deux-guerres qu’a été menée cette réflexion et si c’est un historien et un théoricien aussi réceptif à tous les courants du temps que Walter Benjamin qui peut nous servir de guide. Loin d’être anecdotiques, les actes de renoncement qui se sont multipliés en notre temps ne révèlent pas des difficultés nouvelles pour exercer aujourd’hui le pouvoir, mais constituent le miroir grossissant de la nature cachée du pouvoir.

Jacques Le Brun est historien spécialiste des religions et directeur d’études honoraire à l’Ecole pratique des hautes études. Il est notamment l’auteur de Le Pouvoir d’abdiquer. Essai sur la déchéance volontaire (Gallimard, 2009).