« Ah, désolé, je me glisse dans la conversation, je suis justement en pleine période “portes” en ce moment ! C’est vraiment fondamental. » Dans le hall de l’IndieCade, un salon de jeu indépendant tenu à Paris les 23 et 24 novembre, Michel Ancel, le réputé créateur de Rayman, s’avance avec un regard pénétré. Aurait-on accidentellement prononcé un mot incantatoire, le « sésame, ouvre-toi » de l’industrie de la manette ?

Depuis plus de trente-cinq ans, qu’elles soient ouvertes ou fermées, cassables ou verrouillées, vivantes ou inertes, les portes se dressent partout dans les mondes virtuels. Leur logique dépasse souvent l’entendement : certaines s’ouvrent avec des étoiles magiques, d’autres s’interposent entre monstres et trésors, ou décorent des maisons en toc.

Elles peuvent même être des objets originaux à part entière. Il y a aussi la « porte-piège », qui permet d’écrabouiller des mafieux dans Hotline Miami. La « porte-sablier », qui s’abaisse lentement pour faire monter la pression face à l’arrivée d’un monstre géant, comme dans King Kong. Ou encore la « porte-cannibale », qui engloutit le joueur à son passage, comme dans Luigi’s Mansion.

« Hotline Miami », ses portes qui claquent... et écrasent les ennemis. | Devolver

J’ouvre donc je suis

La porte est en fait consubstantielle à l’expérience même du jeu vidéo. « Est-ce qu’elle s’ouvre, est-ce qu’elle ne s’ouvre pas ? C’est toujours la question. Même si c’est indiqué, le joueur ne peut pas s’empêcher d’essayer », relève Mathieu Triclot, auteur de Philosophie des jeux vidéo (Zones, 2011).

Pouvoir actionner une poignée dans un monde virtuel, c’est le créditer d’un certain réalisme, croire à sa cohérence, et accepter de s’y plonger. Je peux ouvrir, j’interagis, donc je suis. « C’est la structure fondamentale du rapport à l’image dans le jeu vidéo qui est en jeu », souligne le philosophe.

Si la question se pose, c’est que souvent porte résiste. Longtemps, elles ont ainsi été le cache-misère des temps de chargement. Ce sont les sas qui s’écartent au ralenti dans Metroid Prime, ou, plus iconique encore, les portes en bois qui s’ouvrent en gros plan dans les premiers Resident Evil.

Resident Evil 1, 2 & 3 - My Door Openings [Loading Screens]
Durée : 01:04

Leur présence masque parfois des restrictions techniques quant au nombre d’éléments en 3D qu’une console peut afficher en même temps. « La porte qui clôt l’espace de jeu est l’équivalent du brouillard dans les environnements plus ouverts », souligne Alexis Blanchet, maître de conférences en études cinématographiques.

« La porte, c’est l’occlusion ultime, abonde Fabien Delpiano, du studio Pastagames. On n’a pu commencer à faire des jeux sans porte qu’à partir du moment où on avait des machines assez puissantes pour afficher tous les polygones du décor. »

Dans « Metroid Prime », les sas s’écartent au ralenti durant le temps de chargement. | Nintendo

Ce que le jeu vidéo a à cacher

Pourtant, aujourd’hui encore, toutes les portes ne s’ouvrent pas. Certaines sont de simples textures sans gond, des murs qui miment une apparence de passage bloqué. Elles interdisent l’accès à une zone que les programmeurs n’ont pas développée, et qu’ils préfèrent laisser deviner au joueur.

« Derrière une porte fermée, on s’imagine qu’il y a de la vie derrière, même si on ne la voit pas. Il y a un aspect illusionniste, dans le jeu vidéo », relève Alexandre Boiret, concepteur de quêtes chez CD Projekt (The Witcher).

Dans « Dishonored 2 », même les portes qui ne mènent à rien s’ouvrent. | Arkane

Pour maintenir cette illusion, les artistes de Dishonored 2 ont développé toute une mise en scène. « Si tu es là dans la rue, que tu vois une porte, normalement elle s’ouvre. Alors pour toutes celles qui ne s’ouvraient pas, on a mis des rideaux de fer, des bloqueurs, des croisillons devant », explique Christophe Carrier.

Grammaire de l’espace

Le problème, c’est que le joueur a été élevé avec des portes. Aller d’un point A à un point B dans un niveau, cela consiste souvent à arriver par l’une pour sortir par une autre. « C’est la ponctuation de l’espace, comme dans ces jeux de plateforme où il faut appuyer sur la flèche du haut pour emprunter la sortie de fin de niveau », rappelle Mathieu Triclot en référence aux jeux en vue de côté.

Dans « Super Mario Bros 2 », les portes marquent la fin des niveaux. | Nintendo

Elles n’ont pas qu’une seule forme ni fonction. Systèmes de téléportation, points de relais, anneaux à traverser… La moindre expérience de jeu vidéo est littéralement encadrée par des myriades de cadres.

A force d’aventures virtuelles, le joueur a appris à être attiré par elles, de manière presque pavlovienne. S’il y a de l’endroit, c’est qu’il y a de l’envers. Si un verrou est fermé, c’est qu’il y a quelque chose de l’autre côté. Un héritage du tryptique fondateur des jeux de rôle papier : « porte » - « monstre » - « trésor ». L’obstacle, le danger, la récompense.

Poétique du passage

Qu’y a-t-il derrière ? Un inconnu qui attire. « On est dans la poursuite de l’imaginaire, analyse Alexis Blanchet. A l’image de Super Mario 64, qui présente une forme de traversée du miroir. Le frisson de savoir ce qu’il y a derrière est l’un des apports du jeu vidéo, où la découverte de nouveaux environnements, de nouveaux décors, est souvent une récompense. »

« “Super Mario 64” présente une forme de traversée du miroir. » | Nintendo

Il y a ainsi une érotique de la porte dans les jeux vidéo. Désir rétinien, celui d’en voir plus, parfois symbolisé par la possibilité de l’entrouvrir ou de regarder par le trou de la serrure. Désir exploratif, celui de savoir ce qui se cache derrière. Mais aussi désir d’adrénaline, celui de se confronter à un nouvel environnement hostile.

Etre bloqué, enfermé, peut même faire partie du plaisir. Les jeux d’aventure à la Zelda ne sont de ce point de vue pas si éloignés des « escape rooms », ces chambres closes remplies d’énigmes, et qui font coïncider l’excitation de la résolution à l’ivresse de la délivrance. Pas de « sésame » sans « eurêka » : la porte est une épreuve, et son franchissement, une épiphanie.

La porte fait partie intégrante des débuts du jeu vidéo, comme ici avec « Adventure » (1979). | Atari

De la porte logique au trou de verre

Dans sa fonction, la porte est à ce point fondamentale que l’on peut faire remonter son apparition aux premiers jeux vidéo d’aventure, voire aux premiers programmes sur ordinateur tout court. Pour Mathieu Triclot, sa beauté est en effet intimement liée à la logique informatique :

« La première figure spatiale du jeu vidéo, c’est l’espace intergalactique, qui est simple à afficher car il est un simple champ sans limite, et fait écho à une formule mathématique, l’infini algorithmique. La deuxième formule spatiale du jeu vidéo apparaît dès les années 1970 : c’est la formule couloir-porte-trésor des jeux de rôle. Binaire, 0 ou 1, comme la logique de l’ordinateur, la porte est soit ouverte soit fermée. »

Porte fermée, 0. Porte ouverte, 1. Comment dépasser l’une des opérations logiques les plus élémentaires du jeu vidéo ? Certains game designers ont réussi à déployer des bijoux d’inventivité pour raconter des aventures épiques entièrement à partir d’un simple découpage binaire.

Dans « The Stanley Parable », « la moitié du système de jeu consiste à choisir quelle porte ouvrir ». | William Pugh

A l’image de The Stanley Parable, récit interactif à l’humour grinçant, aux mises en abyme permanentes, mais qui ne repose jamais que sur des options binaires, celui de chemins à emprunter. « C’est un jeu entièrement basé sur le choix, et la moitié du système de jeu consiste à choisir quelle porte ouvrir », souligne Fabien Delpiano.

A l’inverse, les titres les plus fous tentent de briser les règles les plus élémentaires de la porte. C’est le cas de Portal, dans lequel les pistolets dont est équipé le joueur trouent le décor de portails d’entrées et de sortie, n’importe où, n’importe quand. « Portal tient plus du trou de ver que de la porte, nuance Alexis Blanchet. Il y a une incohérence dans le rapport à l’espace du jeu : l’entrée et la sortie ne se correspondent pas. C’est ce que l’on retrouve dans les films sur les voyages dans le temps. »

« Portal » remanie complètement le concept de porte. | Valve

La porte logique, influx informatique binaire, cède alors sa place à l’imaginaire du vortex, de la téléportation et du trou noir. Et s’il fallait y voir la beauté singulière du jeu vidéo, cette association féconde entre la pureté mathématique et l’infini de l’imaginaire ?

« On pourrait écrire tout un livre sur la porte dans les jeux vidéo », soupire Fabien Delpiano. Croyait-on y trouver un point de détail, voilà qu’elle déploie une galaxie de possibilités. Peut-être vaut-il mieux, prudemment, refermer le sujet.