Chèvre, tranches de pain ou zizis intergalactiques : les jeux indés se tournent vers l’absurde et le grivois pour attirer l’attention sur YouTube. | "Goat Simulator" / Coffee Stain

SOS visibilité. Qu’ils s’appellent PewDiePie, Cyprien, FantaBob ou encore Norman, quelques-unes des plus grandes stars d’Internet, ils font depuis quelques années rêver les créateurs indépendants. La sphère jeu vidéo de YouTube est la plus importante de la plateforme de vidéos de Google : elle enregistre plus de 500 millions de visionnages chaque mois. Un tremplin fantastique pour des créateurs en mal de visibilité, sur un marché ultrasaturé.

Comment les approcher ? Comment les convaincre ? Comment parvenir à exister dans leur esprit ? Des questions suffisamment récurrentes pour que se soit tenu, au très professionnel salon de la Game Connection, le 27 octobre à Paris, une conférence sur le thème de la communication avec les nouvelles stars du Web. Le succès sur YouTube en novembre de Genital Jousting, jeu d’affrontement entre phallus, illustre à quel point les créateurs sont poussés à des choix extrêmes.

« Legend of the Brofist », le miracle qui fait rêver

En 2016, le marché du jeu vidéo n’a jamais été aussi saturé, et la visibilité aussi précieuse. Sur la principale plateforme pour ordinateurs, Steam, plus de trois mille titres sont sortis cette année, dont moins de cinq cents ont reçu assez d’attention de la part de la presse pour être référencés sur l’agrégateur de notes Metacritic. Exister médiatiquement est crucial. « Dans le contexte actuel, avec une petite “hype” un jeu vend 10 000 exemplaires. Sans “hype”, il en vend 127 », explique sur Twitter Florent Maurin, du studio indé The Pixel Hunt. Ce graphique indique, en bleu, la proportion des jeux sortis sur Steam étant référencés par Metacritic.

En matière de visibilité inespérée, un développeur a décroché le pompon : le canadien Ghislain « Guiz » de Pessemier, du studio Outerminds. Non seulement son jeu a été mis en avant par PewDiePie, mais le plus célèbre vidéaste au monde a même demandé à lui donner son nom et apparaître comme personnage principal. « C’était un hasard incroyable, se souvient-il. L’équipe est allée à une game jam [un concours amateur de jeux vidéo] avec la première version du jeu. Il y avait plusieurs centaines de projets et nous avons fini dans le top 10, qui donnait le droit d’être essayé par PewDiePie. Après le concours, il nous a envoyé un tweet pour nous demander si on voulait faire quelque chose de plus grand avec notre jeu. »

C’est ainsi qu’est né PewDiePie : Legend of the Brofist, dont la présentation en vidéo par la star suédoise elle-même a reçu pas moins de six millions de visionnages depuis septembre 2015. Un chiffre qui fait fantasmer n’importe quel créateur.

PEWDIEPIE: LEGEND OF THE BROFIST - Part 1
Durée : 14:04

Des stars de moins en moins accessibles

Mais l’histoire des canadiens tient presque du mirage dans une industrie plus souvent du côté du solliciteur que du sollicité. « Fondamentalement les développeurs ont besoin des youtubeurs, et les youtubeurs n’ont pas besoin des développeurs. Ils ont dix millions d’abonnés ! », s’exclame Randel Bryan, responsable numérique du puissant réseau Endemol Beyond UK, qui produit et monétise des vidéos et fait office d’intermédiaire.

Les vidéastes ayant acquis une certaine notoriété sont en effet difficilement accessibles. Les e-mails obtiennent rarement de réponse, certains croulent sous les tweets, et comme dans les salons qui leur sont dédiés, ils sont désormais entourés et escortés, voire se promènent déguisés pour éviter l’émeute. Les plus sollicités ont appris à se protéger : « Mon adresse e-mail publique est en fait mon adresse-poubelle, explique l’un d’eux. Le mieux, c’est de contacter mon “network” », explique par exemple Jon Skinner, alias w4stedspace, un vidéaste anglosaxon à l’audience pourtant modeste – 50 000 abonnés.

Les networks de vidéastes ont pour fonction, à la manière des agences de mannequin ou de joueurs de football, de gérer les intérêts de leurs poulains : conventions, partenariats, et surtout contrats. Geoffrey Cambefort, qui a récemment lancé une plateforme de mise en relation de studios de jeux vidéo et de networks, a appris à ne plus chercher le contact direct avec les stars elles-mêmes : « Dans les conventions, l’astuce, quand il y a un attroupement autour d’un youtubeur, c’est de repérer le type en costume qui attend un peu à l’écart. C’est le manager. »

Tout un business encore opaque s’est mis en place ces dernières années, avec des grilles tarifaires différentes, en fonction de la notoriété du youtubeur, pour placer ses jeux dans leurs vidéos. La société de divertissement Webedia a notamment recruté dans son écurie les deux plus célèbres youtubeurs « gaming » de France, Cyprien et Squeezie, ainsi que plusieurs autres célébrités légèrement moins populaires, mais à l’audience suffisante pour attirer les investissements.

Entre 30 et 50 euros les mille abonnés

Comme l’expliquait le youtubeur espagnol The Alvaro845 lors du salon professionnel Videogames Economics Forum d’Angoulême, en mai dernier, « pour qu’un youtubeur important parle de votre jeu, sauf exception, ce n’est pas gratuit ». Le tarif est généralement proportionnel à l’audience. Geoffroy Cambefort négocie ainsi les vidéos sponsorisées entre 30 et 50 euros les mille abonnés. Soit jusqu’à 100 000 euros pour une vidéo sur la chaîne d’une star à deux millions de suiveurs.

Dans ce business, les youtubeurs peuvent être tentés de gonfler artificiellement leur nombre d’abonnés. Rien n’est plus simple : des logiciels permettent de booster son audience en créant de faux comptes à la chaîne. « On utilise des algorithmes pour vérifier que les abonnés sont bien cohérents », explique Geoffroy Cambefort. YouTube lui-même a des systèmes de vérification.

Pour les indés aux moyens limités, il existe d’autres voies, d’autant que tous les vidéastes ne sont pas rentrés dans ce système. « Il y a des niches de 10 000 abonnés qui sont spécialisées sur les jeux de tir, les jeux de stratégie, etc. Eux ne prennent pas forcément d’argent, cela dépend de la philosophie du youtubeur. Pour certains, être payé, c’est une honte. » Geoffrey Cambefort travaille pour l’instant avec des éditeurs turcs ou de petits studios de deux personnes, pour des budgets qui tournent de quelques centaines à quelques milliers d’euros.

Des jeux plus « vidéogéniques »

Côté youtubeur, l’argent n’est pourtant pas l’unique critère. Il y a également les conséquences auprès de leurs fans : mettre en scène un mauvais jeu et pousser ses abonnés à l’acheter peut avoir des effets désastreux. « On ne prend que des titres avec une note de 80 sur 100 minimum de moyenne sur l’agrégateur Metacritic, explique Geoffrey Cambefort. Sinon, les vidéastes refusent, ils ne veulent pas trahir leur communauté. »

D’autres tiennent à maintenir une certaine cohérence éditoriale. « Si une vidéo sur votre jeu permet d’y intéresser les gens, tant mieux pour vous. Mais si le jeu ne correspond pas au contenu de la chaîne ou à sa cible, on vous ignorera », prévient le youtubeur Jake Citrone-Thomson, plus connu sous son pseudonyme de TWiiNSANE.

Le studio a donc tout intérêt à anticiper les besoins des vidéastes et prévoir des fonctionnalités qui pourraient leur plaire. Randel Bryan donne l’exemple du jeu I am bread, qui met en scène une tranche de pain. « Il ne faut pas oublier que YouTube est un support de divertissement. Si votre jeu n’est pas différent, original, il ne suscitera rien. Il faut qu’il fasse parler de lui. »

LA TARTINE NINJA ! | I am Bread !
Durée : 12:57

« Un jeu comme Civilization VI n’est pas drôle à voir, remarque TWiinSANE. Il faut que le jeu soit visuel, avec des caméras vivantes, des possibilités créatives. L’exemple parfait, c’est Minecraft. » Sur YouTube, royaume des vidéos de chats humoristes, la prime va naturellement aux jeux loufoques et décalés, ou au moins « vidéogéniques ». L’un des plus grands succès surprise des deux années dernières est ainsi Goat Simulator, un jeu de skateboard dans lequel le skateur initialement prévu a été remplacé par une chèvre acrobate. Mais il est également possible d’aller plus loin. L’une des sensations du mois de novembre, le jeu Genital Jousting, consiste en une joute de zizis colorés devant s’interpénétrer. Pari réussi : PewDiePie en a parlé.