As entertaining as possible, « aussi divertissant que possible » : avec ce thème choisi pour sa sélection principale, la douzième édition du festival Foto 2016 de Lianzhou (Sud de la Chine), du 19 novembre au 9 décembre, s’est proposé d’explorer une Chine que l’on a la fausse impression de connaître, tant sont fréquentes dans la presse occidentale ces images de consommation débridée, de nouveaux riches et d’hédonisme à la petite semaine dans un pays qui n’en finit pas de découvrir tout cela. À Lianzhou, le cadre fourni pour cet exercice est parfait de sobriété, puisque les espaces d’exposition du festival sont constitués d’une ancienne usine de chaussures aux allures de caserne tropicale abandonnée et d’un vieil entrepôt de céréales avec ses silos.

Certains des photographes chinois qui s’intéressent à ce thème le font presque accidentellement, ou par déformation professionnelle. Ainsi de Yuan Tianwen, un photographe quarantenaire dont la directrice du festival, Duan Yuting, a préféré les travaux réalisés pendant une décennie au service d’agences immobilières que les paysages en noir et blanc : les intérieurs grandiloquents ou les décors surchargés de sa série Real Estate (immobilier) incarnent, comme il l’écrit, « la fantaisie la plus réalisable pour les Chinois ordinaires : ils se congratulent pour la Maison, ils pleurent pour la Maison, personne ne peut éviter le sujet, c’est à la fois leur rêve et leur pénitence ». Ces rêves de richesse, les Chinois les poursuivent dans la tombe : le photographe hongkongais Kurt Tong a, lui, récolté ces offrandes en papier que l’on brûle pour les morts, et qui, de faux papier-monnaie, ont pris la forme, à mesure que les Chinois s’enrichissaient, de sacs Vuitton, de Ferrari ou d’une montre Rolex – au point d’être interdits à la vente pour cause d’exubérance. Kurt Tong les a photographiés sur un fond noir, avant de les brûler sur l’autel de ses propres ancêtres.

La photographe hongkongais Kurt Tong a récolté ses offrandes en papier que l’on brûle pour les morts, et qui, de faux papier-monnaie, ont pris la forme, à mesure que les Chinois s’enrichissaient, de sacs Vuitton, de Ferrari ou d’une montre Rolex. | Kurt Tong

Déjà primé dans d’autres festivals, Li Zhengde s’est fait une spécialité des fêtes (parties privées, événements marketing, etc) à Shenzhen, la ville-champignon qui a symbolisé l’ouverture de la Chine dans les années 1980 et accueille cadres et travailleurs des quatre coins du pays : Lianzhou Foto a montré un échantillon de son colossal travail sur dix ans, intitulé The new Chinese (les Nouveaux Chinois). Une spécialité à risques, nous explique-t-il, car le droit à l’image est « mal défini » en Chine. Il ne peut légender les photos, ni identifier les participants, encore moins en faire un livre, et a déjà dû décrocher des photos d’exposition quand des gens se sont reconnus dessus.

Expérimentation visuelle

L’une des découvertes chinoises du festival est la série « no name », dernière expérimentation visuelle de Wang Ningde : ce photographe confirmé, dont les autres travaux sont radicalement différents, est parti à la recherche de ces annonces sauvages qui fleurissent sur tous les murs de Chine – un numéro de téléphone accolé à une offre de service (serrurier, prêt sur gages, drogues...) – et que les employés municipaux s’évertuent à recouvrir d’un coup de pinceau. Souvent assez mal : la peinture grise, blanche ou noire, dégouline, le message en dessous, reste en partie visible. Wang Ningde a photographié le résultat, il en a fait des vignettes numérisées qu’il recompose en des clichés célèbres – Marcel Duchamps affrontant aux échecs Eve Babitz, les scènes de pugilat au parlement de Kiev lors de la révolution de 2014 – montrés sous forme de tableaux grand format. Il y voit une réflexion sur les conflits, l’officiel et le clandestin, l’anonyme et l’iconique, la mémoire et son éradication. Wang Ningde a reçu pour « no name » l’un des deux prix décernés à Lianzhou, le prix spécial du jury (l’autre, le Punctum Photography Award, a été attribué à la photographe américaine Debi Cornwell pour sa série sur Guantanamo).

En douze ans d’existence, Lianzhou Foto est devenu une institution en Chine : c’est l’un des rares festivals à avoir su s’affirmer comme un rendez-vous de qualité, dans un pays où des villes avides de publicité lancent un projet culturel pendant quelques années puis l’abandonnent vite pour un autre. En outre, Lianzhou va se doter d’un musée public de la photographie, premier du genre en Chine. Il est déjà en chantier sur un ancien site du festival, et sera en grande partie consacré à la photographie contemporaine chinoise. Il sera codirigé par la fondatrice du festival, Duan Yuting, et le Français François Cheval, en partance du musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur-Saône.

Le photographe Li Zhengde s’est fait une spécialité des fêtes (parties privées, événements marketing, etc) à Shenzhen, la ville-champignon qui a symbolisé l’ouverture de la Chine dans les années 1980. | Li Zhengde

Une Chine cachée et tourmentée

Cette renommée croissante permet chaque année à Lianzhou Foto de montrer les travaux de photographes occidentaux reconnus (pour cette édition, notamment, la « zone » de Camden aux États-Unis par Jean-Christian Bourcart, ou le Las Vegas des losers du Suisse Christian Lutz). Et d’inviter pas mal de jeunes artistes d’Asie : cette année, toute une délégation taïwanaise, mais aussi l’étonnant Yusuke Yamatani. Ce jeune Japonais montrait à Lianzhou une série de photos en noir et blanc de sa lune de miel « beatnik » du nord au sud du Japon : un voyage visuel finalement déconnecté de toute géographie, de toute saison, du jour comme de la nuit, sans d’autre fil que ces configurations magiques des êtres et des choses au moment intime où elles remplissent le cadre et émeuvent le photographe.

À Lianzhou Foto 2016, l’on a pu aussi découvrir dans l’une des rares expositions parallèles du festival, la Shadows Tencent Photography Exhibition, une Chine cachée, tourmentée, loin du divertissement et de la consommation : consacrée aux travaux de photojournalistes qui travaillent au sein du géant de l’Internet Tencent, elle était dédiée à « ceux qui sont invisibles dans une société en plein changement, à des histoires de désirs secrets, de choix silencieux et changeants ». On y trouvait des travaux sur des enfants abandonnés en quête de leurs parents véritables, les mariages de façade que font endurer à leurs épouses des homosexuels, ou encore des portraits de familles nombreuses forcées à la quasi-clandestinité dans la Chine de l’enfant unique. La série sur les femmes victimes de violence domestique de Feng Haiyong, un photographe de 29 ans, est la plus forte, en raison du parti pris par l’auteur de montrer les victimes dans un environnement particulier, intimement lié à leur histoire. L’une d’entre elles nettoie la tombe de son mari, qu’elle a tué, la seule fois où elle a jamais réagi à ses coups. Une autre, au bord du cadre, porte des lunettes noires parce qu’elle s’est fait arracher les yeux.