Au port italien de Tarente, dans les Pouilles, il se retrouve « comme dans un camp militaire ». Avec « prise d’empreintes forcée » par la police italienne. | Olivier Laban-Mattei / Myop pour

Nous l’avions rencontré dans le bus qui menait de Calais à Cancale fin octobre, lors du démantèlement du camp de la Lande. Abdul avait alors fait part de son appréhension de ne pas savoir où il allait, ni de quelle manière sa situation serait prise en compte. A la question « êtes-vous satisfait de quitter la jungle de Calais ? », il répondait : « Cela va dépendre de ce qui se passera. » Six semaines plus tard, assis sur le rebord de son lit au Centre d’accueil et d’orientation (CAO) de Cancale, il affirme : « Aujourd’hui, je peux dire que je suis très heureux d’avoir quitté la jungle de Calais. » « Ça va quoi ! », lance-t-il en français, dans un sourire.

Abdul a accepté de livrer un témoignage sur le périple qui l’a mené du Soudan en France. Ce jeune trentenaire a dû quitter Khartoum, la capitale, où il travaillait dans un magasin de pièces détachées automobiles, « menacé de mort » par le redouté « service de sécurité nationale (NSS) », qui a « des pouvoirs pratiquement illimités d’arrestation », comme le souligne Amnesty International. Arrêté plusieurs fois, il dit s’être « échappé », car sa « vie était en danger », laissant derrière lui ses parents et ses sœurs. Il n’a pas souhaité s’exprimer sur les raisons de ces menaces.

Il franchit la frontière égyptienne en juin avant de se rendre au port d’Alexandrie. Là, il paye un passeur pour embarquer sur un bateau sur lequel « par chance, alors que d’habitude ils embarquent 500 ou 600 personnes, nous nous sommes retrouvés à seulement 370 ». Mais au moment du départ, le passeur n’est pas sur l’embarcation comme prévu. « Surtout ne rien dire, ne rien demander. » « Personne ne vous aide sur la route », « les passeurs sont terribles, quelle que soit leur nationalité. Ils vous insultent, vous battent ». Violemment frappé au front, il dit avoir eu « d’importants problèmes de maux de tête ».

Une éternité

La traversée dure treize jours. Une éternité. Une nuit où la mer « est très agitée, le bateau manque de sombrer à chaque instant », « personne ne bouge, tout le monde crie », avec des « bébés à bord ». Il se nourrit de « trois ou quatre dattes par jour, l’eau vient à manquer les quatre derniers jours », avant qu’ils n’atteignent  « l’Europe », sans savoir qu’ils arrivaient en Italie. « Les passeurs sont une mafia, on ne choisit pas le lieu où nous allons. » Un bateau de la marine italienne vient à leur rencontre, tandis que les passeurs prétendent être également des migrants, demandant à ces derniers « de ne rien dire ». « Nous avions peur, et puis, en tant que réfugiés, on a suffisamment de problèmes déjà. »

« Ce dont nous avons peur dans notre pays, nous l’avons retrouvé en Italie »

Au port italien de Tarente, dans les Pouilles, il se retrouve « comme dans un camp militaire ». Avec « prise d’empreintes forcée » par la police italienne. « Après treize jours de mer, vous souffrez, et là ça continue, dit-il. Ce dont nous avons peur dans notre pays et que nous fuyons, nous l’avons retrouvé en Italie. » « Nous ne comprenons pas ce qui se passe. On nous maintient et ligote les jambes ; si on bouge, ils nous violentent », parlant même de l’utilisation de matraques électriques. « Nous voulons dénoncer cela. »

Dans un rapport rendu public le 3 novembre, Amnesty International souligne que :

« Les pressions de l’Union européenne (UE) visant à inciter l’Italie à durcir le ton contre les personnes réfugiées et migrantes ont débouché sur des expulsions illégales et des mauvais traitements susceptibles de constituer des actes de torture dans certains cas. »

Abdul s’enfuit du camp, « ne se sentant pas en sécurité en Italie ». Trains, bus, marche à pied le mènent jusqu’à Calais, après avoir dormi une nuit sous un pont à Paris. « Je voulais un endroit sûr pour faire une demande d’asile. Les médias ont dit que tout le monde voulait aller en Grande-Bretagne. Mais c’est faux », dit-il, précisant qu’à Calais, où il a passé trois mois, « il y avait ceux qui voulaient y aller – 2 000 à 2 500 selon lui –, ceux qui avaient demandé l’asile, avaient été déboutés deux fois par l’Ofpra [Office français de protection des réfugiés et apatrides] et ne savaient pas où aller, et ceux qui commençaient leur demande en France. En tant que réfugié, tu choisis le pays où tu te sens en sécurité. Toi seul le sais. » « Si le Royaume-Uni paraît un paradis pour certains, l’herbe n’est pas forcément plus verte ailleurs », estime-t-il pour sa part.

« Des papiers pour exister »

Abdul attend ses « papiers pour exister, pour démarrer une nouvelle vie ». Il remercie la France de lui permettre de « vivre en sécurité ». Au moment d’évoquer s’il pourra revoir sa famille, sa voix et son regard se voilent :

« Je l’espère, mais je ne peux pas imaginer ma mère et mes sœurs sur le bateau. Quand je suis arrivé en Italie puis à Calais pour la première fois, j’ai pensé qu’il aurait peut-être mieux valu que je sois tué au Soudan. »

Après son passage en préfecture d’Ille-et-Vilaine, fin novembre, Abdul a été placé en procédure normale et doit partir en Centre d’accueil pour demandeur d’asile (CADA) dans les prochaines semaines. S’il parvient, après plusieurs mois, à obtenir son statut de réfugié, le seul pays où il ne lui sera plus possible de se rendre sera le sien.

Mille traversées d’Egypte vers l’Italie en 2016

L’agence européenne de contrôle des frontières Frontex s’était inquiétée en juin du nombre grandissant de migrants qui tentaient de rejoindre l’Europe à partir de l’Egypte. « Cette année, le nombre est d’environ 1 000 traversées sur des bateaux de passeurs d’Egypte vers l’Italie », avait affirmé son directeur Fabrice Leggeri.

Plus de 300 000 migrants et réfugiés ont traversé en 2016 la Méditerranée pour se rendre en Europe, principalement en Italie, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Plus de 10 000 migrants ont perdu la vie en Méditerranée depuis 2014, dont plus de 3 200 depuis le début de 2016, selon le HCR.