Zoran Zaev, le dirigeant de l’Union sociale-démocrate de Macédoine (SDSM), lors d’un meeting à Skopje, le 9 décembre 2016. | ROBERT ATANASOVSKI / AFP

Dans l’ambiance crépusculaire qui plane sur la Macédoine, c’est sans doute le seul signe d’une évolution encourageante. Pour la première fois dans l’histoire de ce jeune Etat partagé entre une majorité macédonienne slave et une minorité albanaise (25 %), un parti politique s’adresse à l’ensemble de la population, pas seulement à « son » camp, à « son » ethnie. L’Union sociale-démocrate de Macédoine (SDSM) a une bonne raison d’agir de la sorte : les élections législatives anticipées de dimanche 11 décembre s’annoncent particulièrement serrées.

On a vu les dirigeants de la SDSM faire campagne dans les villages albanais et les banlieues albanaises de Skopje, ou même dans la municipalité à majorité rom de Sutka, au son assourdissant des sonos crachant de la musique tsigane. Autant de lieux autrefois terrains de jeu exclusifs des partis dits « ethniques ».

La percée est pour l’heure limitée : selon les sondages, moins de 10 % des Albanais seraient prêts à sauter le pas et à voter pour ce parti perçu comme « macédonien ». Mais il s’agit déjà d’une petite révolution pour ce pays de plus de 2 millions d’habitants marqué par la guerre civile de 2001. Dix mille Albanais auraient également adhéré au parti depuis un an. « La Macédoine est un concentré d’Europe, relève l’écrivain Jordan Plevnes. Si cette évolution est durable, c’est un bouleversement. »

Derrière ce bouleversement auquel veut croire l’écrivain, se cache une réalité moins reluisante : la défiance immense qu’inspire le pouvoir du parti nationaliste VMRO-DPMNE à une partie de la population, et qui a plongé le pays dans une crise politique profonde.

« Etat captif »

Pour comprendre l’ampleur de cette défiance, il faut remonter au printemps 2015 et aux révélations sur un scandale d’écoutes massives d’environ 20 000 citoyens mises en place par le gouvernement de Nikola Gruevski, au pouvoir depuis 2006. Obtenues par l’opposition, ces écoutes avaient été utilisées contre leurs auteurs par Zoran Zaev, le chef du SDSM. On y entendait le premier ministre réclamer le versement d’un pot-de-vin de 15 millions d’euros pour la construction d’une autoroute, le chef des services secrets évoquer sur un ton guilleret la possibilité de faire violer un opposant emprisonné. Il y était aussi question de manipulation d’élections, de pressions sur des journalistes, de nominations d’amis à des postes de magistrat…

Un scandale d’écoutes a révélé le trou noir dans lequel est tombée la Macédoine après dix années de pouvoir des nationalistes

Ces « bombes », comme les a nommées l’opposition, confirmaient le trou noir dans lequel est tombée la Macédoine après dix années de pouvoir Gruevski – un système clientéliste et corrompu, teinté d’autoritarisme. « En dix ans, le gouvernement a systématiquement démantelé toutes les institutions publiques pour les mettre au service de son parti et de ses affidés », relève aujourd’hui M. Zaev. En novembre, dans son rapport annuel sur la Macédoine, la Commission européenne évoquait un « Etat captif ». Au nom de la stabilité dans les Balkans et de sa politique très favorable aux investissements étrangers, l’Union européenne (UE), à laquelle Skopje est candidate, s’est longtemps montrée indulgente.

Les « bombes » ont changé la donne. Durant toute l’année 2015, elles ont provoqué des troubles et des manifestations massives dans lesquelles, déjà, Macédoniens et Albanais se sont retrouvés côte à côte. Ce sont elles aussi qui ont conduit à l’organisation d’élections anticipées. Sous la pression de l’UE et des Etats-Unis, les deux camps ont accepté un contrôle conjoint sur le gouvernement et les institutions sensibles, pour garantir un scrutin acceptable. M. Gruevski a même cédé, au début de l’année, son poste de premier ministre à son numéro deux, Emil Dimitriev. Le pouvoir a aussi accepté de lâcher la bride aux médias. « Avant, même en offrant de payer des publicités, nous n’avions aucun accès à la télévision, explique M. Zaev. Aujourd’hui, nous arrivons à peu près à y faire entendre nos arguments. »

Le climat politique n’en reste pas moins délétère. L’opposition a pour principal argument la dénonciation du « gang criminel » au pouvoir, quand ce dernier fait planer la menace de la « destruction » de la Macédoine et joue à plein la carte nationaliste. « La stratégie du SDSM vis-à-vis des Albanais est purement électoraliste, mais elle peut avoir des conséquences dangereuses, en accentuant la communautarisation du pays », justifie Nikola Poposki, ministre des affaires étrangères et tête de liste du VMRO à Skopje. Au moment des manifestations de 2015, la plupart des observateurs avaient attribué le déclenchement d’affrontements armés dans la ville de Kumanovo (18 morts) à une manœuvre du pouvoir pour détourner l’attention par un regain de tensions ethniques.

« Important niveau de peur »

« La chape de plomb qui pesait sur la société a explosé au moins le temps de la campagne, libérant un grand ressentiment, explique Artan Sadiku, chercheur et militant de la société civile. Quant à Gruevski, il sait que, s’il perd, c’est peut-être la prison qui l’attend. » Les enquêtes du procureur spécial désigné après le scandale des écoutes se rapprochent en effet dangereusement de l’ancien premier ministre et de nombre de ses proches.

Le scrutin, dont la bonne tenue est dans ce contexte loin d’être assurée, n’est pas pour autant joué d’avance. Les passages au pouvoir du SDSM, adepte lui aussi du clientélisme, ont laissé une certaine méfiance. Surtout, le VMRO-DPMNE bénéficie encore d’une réelle popularité, et son « contrôle » étroit du tissu électoral lui assure un avantage. « Il y a un niveau de peur important dans la société, relève un diplomate européen. Beaucoup de gens croient sincèrement que le gouvernement a les moyens de connaître leur vote. » Autre signe frappant de ce lourd climat, des universitaires et des journalistes rencontrés par Le Monde ont demandé à s’exprimer de façon anonyme.

Le VMRO de M. Gruevski met surtout en avant ses résultats économiques, avec une croissance annuelle moyenne de 3 % et un chômage passé en dix ans de 36 % à 24 %. Mais ces résultats ont été obtenus au prix de subventions coûteuses offertes aux investisseurs étrangers, et de dépenses de construction somptuaires. Des recettes que le Fonds monétaire international juge non durables.