« C’est donc sur l’autel de l’irrédentisme kurde et du djihadisme transnational que la révolution populaire syrienne a été très égoïstement sacrifiée » (François Burgat). | Sergio Aquindo

Alors que les forces syriennes pro-gouvernementales s’apprêtent à reprendre Alep aux rebelles, les populations civiles endurent le martyr. La reconquête totale de la deuxième ville du pays consolidera le pouvoir de Bachar Al-Assad au bénéfice de la Russie et de la Turquie.

Pour les universitaires Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, « La chute annoncée d’Alep est d’abord le résultat de l’isolement croissant d’une insurrection confrontée à la répression sans limites d’un régime bénéficiant de l’appui de forces étrangères » au premier rang desquelles les Etats-Unis qui souhaitent la victoire de Bachar Al-Assad, et de la Turquie, obsédée par la liquidation du PKK. « Rien n’a pu créer le choc moral qui aurait pu sauver Alep, comme si, au désengagement stratégique des Etats occidentaux, répondait l’abandon de nos valeurs », concluent-ils. Ils sont rejoints dans ce constat moral par Nedzad Avdic, survivant du massacre de Srebrenica en 1995, qui en appelle à son « expérience d’un survivant de génocide : ce n’est pas seulement d’Alep dont il est question ».

Le chercheur Joseph Bahout partage ce point de vue sur le désengagement américain, la politique d’Obama étant « celle d’un évitement permanent et d’une ambiguïté constante face à la Russie » avec, pour conséquence, le retour sous le contrôle de Bachar Al-Assad « de la partie la plus peuplée de la Syrie et la plus prometteuse du pays – y compris la côte et ses richesses gazières – lui donne l’espoir d’une reprise en main du pays ». Aux yeux de Joseph Bahout, l’Europe est exclue du débat, la France particulièrement étant guidée par la volonté de s’engager dans la voie « la moins à même de se traduire par une recrudescence des attentats sur son sol, ainsi que la moins susceptible de mettre sous tension la cohésion sociale et la fracture communautaire désormais annoncée ».

Radicalisation

« Espérons que l’histoire ne lui fera pas payer trop vite et trop cher ces énièmes manquements à ses vieilles ambitions humanistes », analyse le politologue François Burgat qui insiste sur le discrédit des Occidentaux : « la mobilisation kurde d’une part et djihadiste d’autre part ont peu à peu borné leurs agendas syriens respectifs. C’est donc sur l’autel de l’irrédentisme kurde et du djihadisme transnational que la révolution populaire syrienne a été très égoïstement sacrifiée ».

Parlant d’« honneur perdu », Joseph Bahout est bien en mal de trouver des réponses pour contenir la réhabilitation d’Assad au niveau le plus bas, se contentant de « guetter les contradictions qui, au sein de l’administration américaine, ne sauraient tarder à émerger, ne serait-ce qu’en raison d’un président Trump qui n’a sans doute pas encore tout à fait perçu la difficulté qu’il y aura à être à la fois ferme avec l’Iran et complaisant avec la Russie, tous deux désormais coparrains de ce qui reste de la Syrie de Bachar Al-Assad ». Car ce dernier ne va pas en rester là, prophétise l’universitaire Myriam Benraad qui craint une radicalisation plus grande encore du régime « dans une séquence encore plus terrifiante » qui condamnerait la rébellion.

Pour François Burgat, la chute d’Alep est une « fausse victoire », « celle d’une minorité politique déchue, très artificiellement perfusée par une double ingérence étatique, sur une majorité abandonnée de tous ».

A lire sur le sujet :

La chute des rebelles : Washington a scellé le destin d’Alep, par Adam Baczko (doctorant à l’EHESS), Gilles Dorronsoro (professeur à Paris-I) et Arthur Quesnay (doctorant à Paris-I). Rien n’a pu créer chez les Occidentaux, en rupture avec leurs propres valeurs, le choc moral qui aurait pu sauver Alep.

« A Alep ce que l’humanité fait de pire est devenu la norme », par Nedžad Avdić (survivant du génocide de Srebrenica). Dans les horreurs vécues à Alep, il n’est pas seulement question de la Syrie mais du danger pour le monde qu’il y a à les laisser passivement se perpétrer.

La chute des rebelles à Alep : « Guerre et diplomatie entrent dans une nouvelle phase », par Joseph Bahout, chercheur invité au Programme du Moyen-Orient du think tank américain Carnegie (Washington), spécialiste de la Syrie et du Liban. Que reste-t-il comme options aux Occidentaux face à un régime syrien, renforcé par sa victoire annoncée à Alep et soutenu par la Russie et l’Iran ?, s’interroge le chercheur.

« On peut s’attendre à ce que Damas lance une offensive au nord », par Myriam Benraad, maître de conférences en science politique à l’Université de Limerick (Irlande) et chercheuse associée à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM). Une fois Alep reprise, le régime de Bachar Al-Assad va mener une « guerre d’usure » contre ses opposants, estime l’universitaire.

« C’est la victoire usurpée d’une minorité soutenue par des régimes autoritaires », par François Burgat, politologue, directeur de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) à Aix-en-Provence. Selon le spécialiste du monde arabe, le désastre syrien provient de la mortifère erreur du désengagement proche-oriental de Barack Obama et de la focalisation des Occidentaux sur le combat exclusif contre l’organisation Etat islamique.

A lire aussi :

Alep : chronique d’une révolution impossible, par Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant, avec Florence Aubenas, Jean-Philippe Rémy, Laure Stephan et Madjid Zerrouky). La répression du régime et la radicalisation des groupes armés ont eu progressivement raison des idéaux du soulèvement de la ville, en 2012.

Poutine, grand vainqueur de la bataille d’Alep, par Marc Semo. Les dérobades répétées des Américains et des Européens ont permis à la Russie d’être le maître du jeu.

L’ordre ignominieux d’Alep. Editorial. Bachar Al-Assad, la Russie et l’Iran sont les grands vainqueurs de la bataille pour la deuxième ville de Syrie. Détruite, Alep risque d’être l’objet d’une sordide épuration politico-confessionnelle.