Constance Daire

Juin 2015. Le président gambien, Yahya Jammeh, tient un meeting dans le Sukuta, une banlieue de la capitale, Banjul. Mafugi Ceesay couvre l’événement pour son journal, The Voice, et écoute, comme les milliers de personnes présentes ce jour-là, la diatribe déchaînée du président. « A un moment, le président arrête de parler, me regarde, et me pointe du doigt. » Quelques secondes plus tard, des soldats de la garde présidentielle braquent leur kalachnikov sur le journaliste : il doit les suivre. « Ils m’ont pris [par] le cou et m’ont emmené dans un cimetière où il y avait un large trou, une pelle et des pioches qui m’attendaient… Ils m’ont fait signe de descendre dedans. »

Les bérets rouges le regardent, armes pointées. Il ne manque qu’un signe présidentiel pour que Mafugi Ceesay reste inerte à jamais. Mais le feu vert tarde : « On attend la fin du meeting », beugle un soldat. Finalement, le président achève son discours et repart dans son Hummer impeccable. L’appel ne viendra pas, et Mafugi Ceesay est relâché.

L’intimidation qu’il a vécue ce jour-là est le quotidien d’une profession au bord du gouffre en Gambie. « La plupart des journalistes ont fui le pays, explique Sabrina Mahtani, chargée de recherches sur l’Afrique de l’Ouest à Amnesty International. Ceux qui restent sur place prennent un gros risque. Eux comme leur famille sont visés par le régime. » Quatre journalistes ont été arrêtés durant les deux semaines de campagne présidentielle, fin novembre 2016.

Intimidation, peur, emprisonnement : tous les moyens sont bons, avec le régime de Yahya Jammeh, en place depuis 1994, pour museler les médias nationaux. Le pays est à la 145e place du classement mondial de la liberté de la presse, établi par Reporters sans frontières. « La Gambie, c’est l’extrême en termes de répression des journalistes : toute tentative pour faire parler l’opposition est bridée, les conditions d’exercice du métier sont très compliquées, le régime est dictatorial avec sa presse », estime un haut fonctionnaire onusien qui travaille sur les questions gambiennes.

Appels injurieux

Plus d’un an après sa mésaventure, Mafugi Ceesay tremble dès que son téléphone sonne. « Des gens m’appellent pour m’injurier, pour me faire peur », explique-t-il dans la cour d’un hôtel de la capitale gambienne, peu de temps avant la défaite de Yahya Jammeh à l’élection présidentielle. Qui sont les appelants ? « Des agents du régime », affirme-t-il, mais aucun moyen de le vérifier. « Je fais avec », dit-il en haussant les épaules. De larges lunettes de soleil sur le nez, un tee-shirt appelant à la liberté de la presse et un cheich autour du cou, le journaliste reste fier malgré la crainte.

« Il y a des choses que l’on ne peut pas dire en Gambie, un article peut vous suivre longtemps et vous envoyer en prison », poursuit la chercheuse d’Amnesty. Mufagi Ceesay a été plusieurs fois emprisonné, pour des durées plus ou moins longues : « Vous voyez ces traces sur mon avant-bras ? C’est les mégots de cigarettes qu’ils ont écrasés sur ma peau. » Nombre de journalistes ayant osé défier le régime Jammeh ont séjourné à Mile 2, la tristement célèbre geôle du régime, située en proche banlieue de Banjul.

Dans l’immense majorité des rédactions gambiennes, Jammeh, « le bâtisseur de ponts » comme il se fait appeler, fait régner la peur. L’autocensure est devenue la norme, on préfère ne pas parler plutôt que de s’exposer à des poursuites. « Le pays s’est vidé de ses médias, personne n’ose plus écrire ce qui se passe, personne n’ose franchir la ligne rouge », explique Fatou Jagne Senghor, responsable Afrique de l’Ouest de l’ONG Article 19. Le 28 novembre à Bakau, lors d’un des derniers meetings de campagne du président-candidat Jammeh, il n’y avait ainsi que la presse d’Etat pour couvrir l’événement.

« La controverse n’existe plus »

Les rares médias privés s’en tiennent au divertissement. « Quand elles ne diffusent pas de musique, les radios privées ne parlent que de Messi et de Ronaldo. Elles ont toutes abandonné leur fonction première d’informer », avance Saikou Jammeh, secrétaire général de la Gambia Press Union (GPU), seul syndicat de journalistes du pays.

« La controverse n’existe plus dans les médias, et cela a une conséquence sur l’information que reçoivent les gens, continue Fatou Jagne Senghor dans son bureau dakarois. [Ils] n’ont accès qu’à la GRTS, la télévision publique, et ne s’informent qu’avec la communication officielle. » Depuis sa victoire à la présidentielle du 1er décembre, Adama Barrow n’a toujours pas pu s’exprimer à la télévision nationale, son adresse à la nation se réduisant à un discours écrit envoyé aux rédactions.

« L’opposition n’a que très peu de plateformes pour exprimer ses idées », analyse Niklas Hutlin, chercheur à l’université américaine George Mason (Virginie). De fait, Jammeh a instauré toutes les barrières légales possibles. En moins d’un an, les frais d’enregistrement pour les médias sont passés de moins de 3 000 dollars à plus de 13 000 dollars. Quant au Code pénal gambien, il définit la « sédition » comme une « intention de susciter la haine ou le mépris ou d’exciter la désaffection » contre le président, son gouvernement et le pouvoir judiciaire.

Seuls trois journaux publient des articles critiques à l’égard du régime. The Voice, le journal de Mafugi Ceesay, est l’un d’eux. Interrogé en plein bouclage, en amont de l’élection, son rédacteur en chef, Musa Sheriff, est catégorique : « On fait un métier de passion, ça ne sert à rien de l’exercer si on s’autocensure. » Lui assure vouloir rester fidèle à l’éthique du métier, quitte à prendre des risques.

« Je serai arrêté si Jammeh passe »

Avec ses dix journalistes et ses 1 500 exemplaires vendus trois fois par semaine dans tout le pays, The Voice brave jour après jour l’interdit qu’impose le régime. « Il y a la passion, mais aussi la peur, on se souvient de ceux qui ont été arrêtés », continue le rédacteur en chef qui a, lui aussi, été plus d’une fois séquestré dans les cellules de Mile 2. Interrogé durant le scrutin, Musa Sheriff répète qu’il ne partira pas. Quand les résultats tombent, vendredi 2 décembre, consacrant la victoire d’Adama Barrow, il exulte.

Mais l’imprévisible « fou de Kanilaï », comme certains qualifient le président, a pris la Gambie et le monde de court en rejetant sa défaite la semaine suivante. Au journal, les mines sont redevenues grisâtres et les voix, blêmes. « On continue quand même de travailler », se motive Mafugi Ceesay, qui s’était pourtant promis de prendre la route de Dakar si Jammeh restait au pouvoir. « J’ai reçu un appel d’une source au ministère de l’information, je sais que je serai arrêté s’il passe », expliquait-il avant l’élection. Toujours à Banjul après la volte-face du président-dictateur, il affirme qu’il ne lâchera pas et se battra, stylo en main, « jusqu’à être débarrassé de Jammeh ».

Demain, dernier volet de notre minisérie Enquête sur les cargaisons suspectes de l’avion personnel du président Jammeh