Didier Pierson, un des tout premiers vignerons à traverser la Manche, a acquis quatre hectares dans le Hampshire, sur la côte sud, en face de l’île de Wight. Il y plante les trois cépages champenois et commercialise sa première récolte de « sparkling wine » en 2011, sous l’appellation Meonhill. | glassofbubbly.com

Comme la plupart des maisons de champagne, Moët & Chandon est issue du mariage, au XIXe siècle, entre deux familles. Sauf que… Aujourd’hui, on parle surtout de Moët pour évoquer la première marque mondiale de champagne. Moët par-ci, Moët par-là… Y compris chez son propriétaire, LVMH, le premier groupe de luxe au monde. Et Chandon dans tout ça ? La marque existe, elle appartient également à l’empire de Bernard Arnault, et elle apparaît depuis peu sur les flancs des McLaren Honda, ces bolides de formule 1. Mais elle n’a jamais fait de champagne. Enfin, pas vraiment.

Les 25 millions de bouteilles produites dans sept pays et vendues aux quatre coins du monde – mais pas en France – sous l’étiquette Chandon ressemblent à des bouteilles de champagne, ont les mêmes bouchons, les mêmes bulles… Mais elles contiennent ce qu’on appelle du « sparkling wine », terme générique pour désigner le vin pétillant dont le marché mondial est en train d’exploser (prosecco italien, cava espagnol, espumante portugais, crémant français…).

Relais de croissance

Juste deux chiffres : chaque année sur la planète, il se vend autour de 300 millions de bouteilles de champagne mais quelque 4 milliards de bouteilles de vins mousseux. « C’est la haute couture contre le prêt-à-porter », résume Davide Marcovitch, président de Chandon, un Brésilien recruté en 1989 par LVMH après un parcours dans le transport aérien et l’énergie.

Un relais de croissance que les seigneurs du champagne ne pouvaient ignorer. Outre Moët & Chandon, d’autres maisons ont tenté l’aventure de la délocalisation, exportant leur savoir-faire, achetant des terres : Bollinger, Deutz, Piper-Heidsieck, Pommery, Louis Roederer, Taittinger, Veuve Clicquot… Avec plus ou moins de constance et de réussite.

Chez Moët, tout commence au lendemain de la seconde guerre mondiale, lorsqu’un héritier Chandon s’installe en Argentine, à Mendoza, au pied de la cordillère des Andes, terroir déjà réputé pour ses vins tranquilles. « C’est nous qui avons amené les Argentins à boire des bulles, nous y sommes devenus un nom commun : lorsqu’on veut boire un vin festif de qualité, on demande “un chandon” », dit Davide Marcovitch, sur un ton amusé.

En 1973, Moët-Hennessy achète 485 hectares dans la Napa Valley en Californie, où va se développer Chandon. Puis la marque plante ses vignes au Brésil, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Chine, en Inde… « Nous sommes aujourd’hui la seule société au monde qui fait sept vendanges dans l’année ! » Chandon assure en 2016 la production et la diffusion d’un cinquième des vins pétillants de LVMH sur la planète. Avec « les mêmes techniques que celles de la région Champagne », comme le proclame sur son site Internet Shen Yang, directeur de la Chandon China Winery, en Chine.

« Je ne crois pas au nationalisme en matière de vin, je ne crois qu’à la qualité. »
Pierre-Emmanuel Taittinger, patron de la marque du même nom

C’est l’enjeu : faire du « vrai-faux » champagne sans (trop) marcher sur les plates-bandes du nectar préféré de Napoléon et de Churchill. A Reims, au Comité interprofessionnel du vin de champagne (CIVC), parler des pétillants que les maisons champenoises produisent à l’étranger est un sujet tabou. Sauf pour condamner ce que ce comité continue à appeler les « faux champagnes ».

En revanche, producteurs et viticulteurs y réfléchissent de plus en plus. « Je ne crois pas au nationalisme en matière de vin, je ne crois qu’à la qualité », tranche Pierre-Emmanuel Taittinger, patron de la marque du même nom. Sa maison rémoise a jeté son dévolu sur la Napa Valley en 1986. Elle y a construit une winery – et un château – sur le domaine Carneros, en copropriété avec la famille Kops, dont la société Kobrand est le distributeur américain de Taittinger. Le vin pétillant qui en sort est un sparkling premium, élaboré selon la « méthode traditionnelle » (en français dans le texte), et dont l’étiquette mentionne « by Taittinger »… Un investissement « onéreux et de long terme, souligne l’héritier. On n’est pas des multinationales comme Apple ou Google ! »

La Napa Valley, beau terroir peut-être, marque magique à coup sûr. Un label viticole « très réputé outre-Atlantique », souligne Louis de Fautereau, directeur marketing de G. H. Mumm au sein du groupe Pernod Ricard. La maison Mumm s’est installée au bord du Pacifique en 1983. Cela fait alors plus d’un siècle qu’elle est la maison qui vend le plus de champagne aux Etats-Unis. Mais les stratèges de Pernod Ricard voient venir la montée en puissance du fameux sparkling. Mumm n’hésitera pas à exploiter son nom en lui accolant le nouveau label porteur, créant le nom Mumm Napa, et dupliquant sur place la logique monoterroir et tricépage (pinot noir, pinot meunier, chardonnay), qui est le fondement du « vrai » champagne.

La Grande-Bretagne, terroir potentiel

Pour limiter le mélange des genres, G.H. Mumm veillera à redorer son blason champenois, à l’occasion des 140 ans de son célèbre Cordon Rouge, en 2016, en faisant habiller la bouteille de sa nouvelle cuvée « Grand Cordon » par Ross ­Lovegrove, un « biodesigner » installé à Notting Hill (Londres) et très courtisé en Californie.

Aujourd’hui, des maisons de champagne commencent à regarder vers un autre terroir potentiel, la Grande-Bretagne. Dans le sud de l’île, le sol, la terre et le climat sont propices à la viticulture – surtout avec le réchauffement planétaire. Au point que la surface des vignobles (environ 1 200 hectares) a doublé depuis 2007 et qu’elle devrait encore doubler d’ici à 2020. Et puis le pays est le deuxième marché mondial de consommation du champagne après la France et avant les Etats-Unis.

Didier Pierson fut l’un des tout premiers vignerons à traverser la Manche. Dès 2005, ce discret petit producteur de Villers-aux-Bois (Marne) arpente « pendant de longs mois la bande calcaire de 200 km de Southampton à Douvres », raconte-t-il, à la recherche d’un terroir adéquat dans ce pays où l’on peut planter n’importe quoi n’importe où. Il finit par acquérir quatre hectares dans le Hampshire, sur la côte sud, en face de l’île de Wight. Il y plante les trois cépages champenois et commercialise sa première récolte de sparkling wine en 2011, sous l’appellation Meonhill, du nom de son domaine anglais.

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En 2016, quelque 40 000 bouteilles de Meonhill seront commercialisées. Le même volume que celui de Pierson Whitaker, la maison champenoise de M. Pierson. Une production anglaise vendue exclusivement sur le marché domestique, précise le vigneron, mais « aux mêmes prix que le vrai champagne ». Grands amateurs de bubbly (« pétillant »), les Britanniques privilégient leur propre terroir, y compris les sommeliers de grands restaurants. En 2014, les ventes de vin pétillant local ont fait un bond de 27 %, tandis que le champagne, avec 32,6 millions de bouteilles, ne progressait que de 5 % sur son premier marché export, où il s’est vu dépassé pour la première fois, en valeur, par le prosecco italien !

La maison Pommery a débarqué à son tour en 2015 dans le Hampshire, entrant au capital du domaine anglais de Hattingley Valley, et y faisant entrer son chef de cave. « Nous ne pouvons pas être absents de cette région viticole si proche de nous, à 500 km à vol d’oiseau de la Champagne », a expliqué au Figaro Paul-François Vranken, le patron du groupe Vranken-Pommery Monopole. Sa stratégie n’a pas encore été dévoilée, mais cette maison ne manque pas de petites marques champenoises qui pourraient trouver du côté d’Hattingley un second souffle. N’en déplaise au CIVC…

Le CIVC veille au grain

L’exubérant Pierre-Emmanuel Taittinger, emballé par les résultats de son vin pétillant en Amérique, a acheté, fin 2015, 70 hectares dans le Kent, au sud de Londres. « Un terroir de craie exceptionnel, comme à Cognac et en Champagne », pour seulement 80 000 euros l’hectare, soit vingt fois moins qu’en bord de Marne. Une (bonne) affaire de vigneron, donc, « mais aussi d’amitié », dit-il, vantant les mérites de son associé anglais Patrick McGrath, dont la société de distribution Hatch Mansfield distribue Taittinger outre-Manche. La première cuvée du Domaine Evremond – nom d’un mythique poète épicurien et libertin français – sera mise en bouteille d’ici à 2024.

Seul bémol à toutes ces aventures à l’étranger : les « vrais-faux » champagnes n’ont pas droit de cité en France – pour l’instant. Le CIVC veille au grain. Didier Pierson en sait quelque chose : il a été, dit-il, « rappelé à l’ordre après qu’un journaliste britannique, au cours d’une émission de télé, a dit qu’[il] étai [t] venu là pour apprendre aux Anglais à faire du champagne… » En dix ans de présence, le vigneron marnais peut cependant se targuer d’avoir acquis « un vrai rôle de consultant en vin pétillant » – il s’abstient soigneusement de dire « champagne »…

Un champagne qui demeure jusqu’à nouvel ordre le fer de lance de ces maisons qui regardent ailleurs, grandes ou petites. Question d’image autant que de rentabilité. Une bouteille de Chandon est vendue deux fois moins cher que son équivalent chez les cousins Moët, Veuve Clicquot ou Mercier… Idem chez Mumm et chez Taittinger pour leurs cuvées américaines.

Mais sur le long terme, tout cela pourrait changer – marchés émergents et réchauffement climatique obligent… D’autant que les pétillants anglais, italiens ou espagnols font entendre leur voix et veulent s’imposer. En avril 2016, une dégustation à l’aveugle opposant champagnes et mousseux anglais fut organisée à Paris par un restaurateur… écossais. Elle vit les premiers se faire damer le pion par les sujets de Sa Majesté ! Quarante ans après le fameux « Jugement de Paris », qui fit tomber de leur piédestal les grands crus bourguignons et bordelais face à leurs rivaux émergents de la Napa Valley, la bulle mondialisée est bien en effervescence.