Quand, à la fin du mois de juillet, le directeur de publication du journal nigérien L’Evénement décroche son téléphone, à l’autre bout du fil une voix familière l’avertit qu’il est, une fois encore, en danger. C’est un ami qui le prévient :

« Sois prudent, fais attention à toi et à ce que tu dis au téléphone. »

Moussa Aksar vient alors de publier le premier article paru au Niger sur les « Panama papers », l’enquête fondée sur les archives d’un cabinet d’avocats qui aide hommes politiques, oligarques et escrocs à monter et à utiliser des sociétés écrans en toute discrétion.

Les « Panama papers » en trois points

  • Le Monde et 108 autres rédactions dans 76 pays, coordonnées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ont eu accès à une masse d’informations inédites qui jettent une lumière crue sur le monde opaque de la finance offshore et des paradis fiscaux.
  • Les 11,5 millions de fichiers proviennent des archives du cabinet panaméen Mossack Fonseca, spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore, entre 1977 et 2015. Il s’agit de la plus grosse fuite d’informations jamais exploitée par des médias.
  • Les « Panama papers » révèlent qu’outre des milliers d’anonymes de nombreux chefs d’Etat, des milliardaires, des grands noms du sport, des célébrités ou des personnalités sous le coup de sanctions internationales ont recouru à des montages offshore pour dissimuler leurs actifs.

En « une » de L’Événement du 25 juillet figure en effet un article dévoilant des informations inédites sur une société offshore liée à un homme d’affaires connu comme l’un des principaux donateurs du parti au pouvoir au Niger, le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS). Le numéro se vend tellement bien qu’il est épuisé au bout de quelques heures.

Si beaucoup de Nigériens sont ravis de ces révélations, d’autres voient rouge. « Il paraît que Moussa Aksar se cache », écrit sur Facebook un internaute, le prétendant recherché par la police pour ses révélations. « Aurait-il soudainement perdu sa capacité à raconter n’importe quoi ? », plaisante un deuxième. Un autre l’accuse même de chantage. Moussa Aksar pense être suivi, et demande à ses filles de fermer la porte à clé et de détacher les chiens de garde de la famille.

D’autres journalistes et organes de presse ont également dû payer les conséquences de leur participation à l’enquête des « Panama papers », la plus vaste collaboration de journalistes à ce jour.

Si les révélations des « Panama papers » ont donné lieu à l’ouverture d’au moins 150 enquêtes dans 79 pays, elles ont également suscité l’ire d’individus ou de gouvernements contrariés par la révélation des intérêts économiques cachés de l’élite mondiale. Des hommes politiques, des hommes d’affaires et des milliers de leurs partisans ont répondu par l’invective, la menace, les attaques informatiques et les procès, selon une enquête du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), qui a coordonné le projet « Panama papers ».

Des représailles de l’Espagne à la Mongolie

Ces réactions hostiles s’inscrivent dans une tendance mondiale à la menace et à la répression envers les journalistes qui, comme Moussa Aksar, se battent pour aborder des sujets sensibles. En 2008, ce dernier a par exemple passé six jours dans une prison nigérienne pour ses reportages sur la corruption, le commerce de faux médicaments ou encore le trafic de nourrissons.

« Nous surveillons de près les conséquences des “Panama papers” et les représailles à l’encontre des journalistes et des organes de presse, assure Courtney Radsch, porte-parole du Comité pour la protection des journalistes. Les attaques contre les journalistes qui révèlent des affaires de corruption sont malheureusement monnaie courante. C’est l’un des sujets les plus dangereux pour la profession. »

De manière assez inattendue, les « Panama papers » ont, par exemple, donné lieu à des représailles en Espagne. Grupo Prisa, la maison mère du grand quotidien espagnol El País, a annoncé son intention de poursuivre en justice El Confidencial, le journal partenaire de l’ICIJ, pour lui réclamer 9 millions de dollars de dommages et intérêts. D’après El Confidencial, Grupo Prisa reconnaît la véracité des faits relatés mais estime que les révélations des « Panama papers », qui associent une société offshore à l’ex-femme de Juan Luis Cebrián – président de Grupo Prisa (et membre du conseil de surveillance du Monde) – relèvent de la concurrence déloyale.

L’ex-femme de Juan Luis Cebrián a révélé un lien entre la société offshore et les affaires de ce dernier, en affirmant qu’elle n’avait joué aucun rôle dans les activités de ladite société, ce que réfute M. Cebrián. D’après El Confidencial, qui est en concurrence avec El País pour la place de leader de la presse espagnole, Grupo Prisa impute la baisse de son lectorat et ses pertes financières aux articles d’El Confidencial sur les « Panama papers ». Grupo Prisa n’a pas souhaité répondre aux questions de l’ICIJ, préférant « laisser faite ses avocats ».

« De façon honteuse, le rédacteur en chef du premier journal et de la première station de radio d’Espagne prend part à la plus grande attaque jamais portée à la liberté de la presse espagnole », écrivait El Confidencial dans un éditorial au mois d’octobre. Si Grupo Prisa gagne son procès, « cela signifierait que les journalistes ne peuvent plus écrire ni enquêter sur leurs confrères ou sur les médias », même si le sujet intéresse la population, a déclaré à l’ICIJ le rédacteur en chef d’El Confidencial, Nacho Cardero.

Intimidations du fisc finlandais

Plus de 400 journalistes dans plus de 80 pays ont collaboré à l’enquête des « Panama papers ». Des représailles contre les membres de ce partenariat journalistique ont été observées dans des pays où la répression des médias est monnaie courante, mais aussi dans des pays plus réputés pour la liberté de leur presse.

En Tunisie, des pirates informatiques dont on ignore l’identité ont fait tomber le site d’information Inkyfada.

En Mongolie, un ancien ministre de l’environnement a attaqué MongolTV en diffamation – il a finalement perdu son procès. 


En Turquie, le journal Cumhuriyet, qui a participé à l’enquête, rapporte qu’un homme d’affaires du secteur du bâtiment et de l’énergie, proche du président Recep Tayyip Erdogan, a téléphoné au journal pour déplorer la publication de sa photo dans le cadre des révélations des « Panama papers ». « Vous avez mis ma photo en “une”, vous n’avez pas honte ? se serait insurgé l’homme d’affaires, d’après Cumhuriyet. Vous allez avoir affaire à moi […] bande de salauds, ne m’obligez pas à commettre un meurtre ! »

En Finlande, le fisc finlandais a menacé de perquisitionner le domicile de certains journalistes pour saisir des documents, du jamais-vu pour la très libre presse finlandaise. Face au tollé, les autorités ont dû faire machine arrière. La société audiovisuelle finlandaise, YLE, a porté l’affaire devant les tribunaux, afin que soit donnée une fin de non-recevoir définitive aux demandes de renseignements du fisc.

Au Panama, des rédacteurs du quotidien La Prensa ont été menacés par des internautes anonymes sur Twitter. « Quel effet ça fait de détruire son pays ? », demandait l’un d’eux. Un autre tweet « liké » et commenté par Ramon Fonseca, l’un des fondateurs de Mossack Fonseca, le cabinet d’avocats panaméen au cœur du scandale, comportait une photo des employés de La Prensa suivie du commentaire : « Il s’agit d’un acte de haute trahison à l’encontre du pays qui les a vu naître. »

Un sondage en ligne demandait aux internautes s’ils jugeaient préférable de jeter les « journalistes traîtres » plutôt en prison ou bien dans la baie de Panama. Pendant les mois qui ont précédé et suivi les révélations, certains journalistes ont dû être escortés par des gardes du corps armés se faisant passer pour leurs chauffeurs Uber.

Si la rédactrice en chef adjointe de La Prensa, Rita Vásquez, rappelle qu’il était déjà arrivé à son journal de devoir prendre des mesures de sécurité par le passé, le comité de rédaction du journal, qui était opposé au choix de « Panama papers » comme nom de l’opération et déplore la façon dont certains gouvernements européens ont ensuite jeté l’opprobre sur le Panama, estime que les répercussions ont placé le journal dans l’une des positions les plus inconfortables de son histoire.

Des journalistes cloués au pilori

En Equateur, les « Panama papers » ont été particulièrement mal accueillis. Le 12 avril, le président, Rafael Correa, a nommément désigné sur Twitter plusieurs journalistes ayant participé au projet. Ses partisans les ont ensuite harcelés pour obtenir davantage d’informations, en les accusant d’avoir dénoncé, pour des motifs politiques, uniquement certains Equatoriens et pas d’autres.

« mercenaires », « rats », « presse corrompue »…

Le message de Rafael Correa a été retweeté près de 500 fois, certains de ses 2,9 millions d’abonnés fustigeant les journalistes « barbares ». L’organisation non gouvernementale de défense de la liberté d’expression Fundamedios déplore que les partisans du président équatorien aient qualifié les journalistes de « mercenaires », de « rats », de « presse corrompue » et de « vassaux de l’empire ». « Les partisans du gouvernement ont ensuite diffusé des informations personnelles concernant les journalistes, ainsi que leurs photos, sur lesquelles figuraient parfois leurs enfants », dénonce Fundamedios.

En Ukraine, après avoir été saisi, le Conseil indépendant des médias, un organisme non gouvernemental, a convoqué certains journalistes. D’après la plainte, ces derniers auraient enfreint les règles de déontologie en révélant, au plus fort de la lutte opposant forces prorusses et forces gouvernementales, que le président ukrainien, Petro Porochenko, avait créé une société offshore. Après avoir critiqué l’angle choisi par les journalistes, l’organisme a toutefois reconnu que la diffusion du reportage par la télévision d’Etat était légitime.

« On aurait dit une sorte de châtiment public, témoigne Vlad Lavrov, journaliste d’investigation pour l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project – “Projet de rapport sur la criminalité organisée et la corruption”) qui a travaillé sur l’affaire relative à Petro Porochenko. Mais nous avons maintenu nos affirmations et répondu qu’ils jugeaient l’article non pas sur la véracité des informations mais sur la façon dont nous avions choisi de les relater. »

Au Vénézuela, Ahiana Figueroa, membre d’un collectif de journalistes, a été renvoyée d’Últimas Noticias, l’un des plus grands journaux du pays. D’après la branche vénézuélienne de l’ONG Institut presse et société, les journalistes ayant travaillé sur les « Panama papers » ont été sanctionnés dans au moins sept médias vénézuéliens. 


A Hongkong, Keung Kwok-yuen, rédacteur en chef du populaire journal Ming Pao, a été soudainement débarqué en avril, précisément le jour où le journal a publié, en « une », un article relatant les activités offshore d’un ancien ministre du commerce, d’un parlementaire, de certaines des plus grandes fortunes mondiales et de la star de cinéma Jackie Chan.

Reporters sans frontières et d’autres organisations non gouvernementales ont condamné ce limogeage. « Compte tenu des éléments troublants qui entourent l’éviction de Keung Kwok-yuen, la version selon laquelle il s’agirait d’une simple mesure d’économie est difficile à croire », a dénoncé le Club des correspondants étrangers de Hongkong dans une déclaration conjointe signée par des associations et des syndicats de journalistes. Le 2 mai, des centaines de journalistes et de citoyens se sont rassemblés devant le siège du journal Ming Pao en agitant des bâtonnets de gingembre (Keung signifie « gingembre » en cantonais), pour demander la réintégration de Keung Kwok-yuen.

« Dans la cour des grands »

Des journalistes n’ayant fait que relayer les révélations des « Panama papers » ont également été visés.

En Chine, les responsables de la censure ont prié les sites Internet de « faire leur examen de conscience et de supprimer tous les contenus liés aux “Panama papers” », rapportte le China Digital Times.

En République démocratique du Congo, le ministre des communications a conseillé aux journalistes de se montrer « très prudents » avant de mentionner certains noms concernés par les « Panama papers » – notamment, peut-on supposer, celui de la sœur du président, Joseph Kabila.

« La collaboration permet aux journalistes de se serrer les coudes »

« Les journalistes d’investigation sont habitués aux fortes pressions, mais dans les pays où la liberté de la presse n’est pas de mise, ces pressions peuvent compliquer, voire empêcher, leur travail », déplore Gerard Ryle, le directeur de l’ICIJ. La collaboration permet aux journalistes de se serrer les coudes face à ce genre de problèmes, en mettant en commun leurs connaissances et leurs ressources, ou simplement en aidant leurs partenaires à faire publier leurs articles. L’ICIJ a eu le privilège de travailler avec un groupe de journalistes très courageux ; ils ont publié des informations importantes qui, autrement, auraient pu être étouffées. »

Quelques jours après avoir publié son scoop lié aux « Panama papers » dans le journal nigérien L’Evénement, Moussa Aksar s’est retiré dans une ville du Sahara où il a l’habitude de passer du temps l’été. Un soulagement, confie-t-il, après les attaques contre les médias et la frénésie qui s’est emparée des réseaux sociaux après la parution de l’article.

A présent rentré chez lui à Niamey, la capitale du Niger, Moussa Aksar est convaincu que le fait d’avoir intégré l’équipe des « Panama papers » l’a beaucoup aidé, même si les autorités nigériennes n’ont annoncé l’ouverture d’une enquête après les révélations de son journal.

« Le fait de publier les “Panama papers” avec des centaines d’autres journalistes m’a permis d’entrer dans la cour des grands, explique-t-il. La protection que m’offre le partenariat avec l’ICIJ m’a permis d’accéder à des sources de premier plan et a renforcé ma crédibilité auprès des lecteurs. »

Moussa Aksar dit n’avoir aucune intention d’arrêter de parler des « Panama papers », ni, d’ailleurs, d’autres sujets embarrassants pour son gouvernement.

Article du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), traduit de l’anglais par Blanche Theis.