Produits des marques appartenant à la Financiere Turenne Lafayette, au siège de la holding, en décembre. | ERIC PIERMONT / AFP

Moins de deux semaines après le décès, à 78 ans, de Monique Piffaut, l’entreprise agroalimentaire qu’elle a créée au début des années 1990 suscite une polémique. Deux communiqués publiés coup sur coup mercredi 14 décembre ont jeté une lumière crue sur le groupe. Ils laissent entendre que la maison mère de William Saurin, Madrange ou Garbit est dans une situation financière plus que délicate et évoquent sans fard des pratiques comptables douteuses.

Le premier, diffusé par la holding elle-même, la Financière Turenne Lafayette, dont Mme Piffaut était l’actionnaire unique, révèle « une présentation trompeuse des comptes depuis plusieurs années, dans un contexte très dégradé pour la filière agroalimentaire ». Il s’agit du résultat d’un audit sur la situation financière et économique du groupe diligenté par Eric Le Gouvello, qui a officiellement succédé à Mme Piffaut à la présidence le 6 décembre.

3 200 emplois directes et 1 500 indirects concernés

Les premières conclusions de cet audit ont été livrées à la connaissance du gouvernement lundi 12 décembre au soir. Elles semblent l’avoir suffisamment inquiété pour que le ministère de l’économie et celui de l’agriculture publient à leur tour un communiqué commun affirmant leur soutien à l’entreprise agroalimentaire. Ils soulignent que « des audits sont en cours pour clarifier au plus vite la situation exacte du groupe et déterminer l’ampleur et le détail des difficultés économiques et des pratiques constatées ». Le parquet de Paris a été saisi de l’affaire pour déterminer les responsabilités.

Les ministères ont expliqué qu’à leur connaissance il n’y avait pas eu d’enrichissement personnel, précisant toutefois « que les informations étaient données sous toute réserve ». Les comptes auraient été embellis pour masquer les difficultés de l’entreprise auprès des établissements qui la finançaient. Des écritures comptables seraient apparues fictives, justifiées par des fausses factures ou de fausses avances sur stock. Elles porteraient sur « quelques pourcents du chiffre d’affaires ».

Le gouvernement met en avant le poids de l’entreprise, « qui commercialise une tranche de jambon sur trois et une sur deux en marque distributeur », pour justifier son empressement et sa volonté de frapper fort. Mais souligne aussi les 3 200 emplois directs et les 1 500 emplois indirects liés à la Financière Turenne Lafayette, sans oublier les filières agricoles, en particulier la filière porcine, concernées de près par cette affaire.

Invité sur RMC jeudi 15 décembre, le ministre de l’agriculture, Stéphane Le Foll, a assuré que « l’Etat [allait] garantir la poursuite de l’activité et de l’emploi à William Saurin ». Dans le communiqué, le gouvernement se dit prêt à « aider financièrement l’entreprise » si nécessaire en puisant dans le Fonds de développement économique et social.

L’insatiable appétit de la « reine de la conserve »

En fait, le dossier de la Financière Turenne Lafayette était depuis quelque temps déjà sur le bureau du Comité interministériel de restructuration industrielle. Sa situation économique tendue était connue, et l’inquiétude montait parmi les salariés et les syndicats. Force ouvrière a annoncé mercredi qu’il lançait une procédure d’alerte.

Mais Mme Piffaut, secondée depuis quelques années par Denis Michault, le directeur général, a construit son entreprise en cultivant le secret. Elle a démarré son aventure de chef d’entreprise passé la cinquantaine, en rachetant des sociétés, souvent à la barre du tribunal ou lorsque leur actionnaire était dans l’obligation de les céder. Sa première acquisition, les Délices du palais, a été bouclée en 1992. Mais le premier coup de maître fut le rachat de William Saurin, en 2001.

La « reine de la conserve » diversifia ensuite son activité dans la charcuterie en décrochant des marques comme Paul Prédault ou Madrange. Elle semblait ne jamais être rassasiée. En 2014 encore, elle ajouta deux sites industriels bretons du salaisonnier Jean Caby à sa collection. Mais elle a aussi vu des proies lui échapper, à l’image de Père Dodu.

Cette stratégie d’acquisitions à marche forcée devait lui donner une taille suffisante pour peser face à la grande distribution. Elle s’était fixé la barre du milliard d’euros de chiffre d’affaires. Aujourd’hui encore, l’entreprise se refuse à livrer ses résultats 2015, consentant juste à dire qu’elle tablait sur un chiffre d’affaires de 900 millions d’euros pour 2016.

De possibles convoitises

La Financière Turenne Lafayette, qui travaille beaucoup sous marques de distributeur, souffre de la guerre des prix sur le marché de la charcuterie. En août, elle a fermé son usine de jambon de Blois qui employait 106 personnes, et sa marque phare William Saurin avait pris de plein fouet la crise de la viande de cheval vendue à la place de la viande de bœuf en 2013. L’entreprise avait aussi tenté de se placer sur le marché des salades, sans rencontrer le succès escompté.

Mais l’entreprise possède des marques fortes et pourrait susciter des convoitises. Selon ses dernières volontés, et alors qu’elle n’a pas d’héritier, Mme Piffaut, pour qui son entreprise était toute sa vie, souhaitait que celle-ci lui survive et que l’ensemble du capital soit transféré à une fondation caritative… M. Le Gouvello écrira la suite de l’histoire. Dans son communiqué, le groupe évoque entre autres une « ouverture du capital ». Ou comment tourner la page de l’ère Piffaut.