Michael Garcia, ex-enquêteur de la FIFA, et Hans-Joachim Eckert, président de la chambre de jugement du comité d’éthique de la fédération, en juillet 2012. | SEBASTIEN BOZON / AFP

Depuis deux ans, les cadres de la Fédération internationale de football (FIFA) éprouvent une certaine gêne à l’évocation du rapport de l’enquêteur américain « indépendant » Michael J. Garcia sur les conditions d’attribution des Mondiaux 2018 et 2022, respectivement à la Russie et au Qatar. Et pour cause : ce document de 400 pages n’a jamais été publié. Et ce malgré l’engagement de l’organisation mondiale de le dévoiler. En outre, nul n’est censé, au sein de la FIFA, avoir eu accès au document. Une confidentialité toute théorique puisque plusieurs sources ont affirmé au Monde que des dirigeants de la fédération internationale avaient bel et bien lu le rapport.

Rappel des faits. Le 19 décembre 2014, à Marrakech, le comité exécutif de la FIFA s’était en effet prononcé à l’unanimité pour la publication du rapport Garcia « sous une forme appropriée » et « une fois que les procédures en cours concernant plusieurs individus [seraient] terminées ». Le terme « forme appropriée » renvoyait à la protection des droits des personnes interrogées et des lanceurs d’alerte.

Deux jours plus tôt, M. Garcia avait démissionné avec fracas de son poste de président de la chambre d’instruction du comité d’éthique « indépendant » de la FIFA. Des fonctions qu’il occupait depuis juillet 2012. « Aucun comité indépendant, enquêteur ou panel d’arbitres n’a le pouvoir de changer la culture de cette organisation », déclarait, fataliste, l’ex-procureur fédéral de New York. Réclamant la publication intégrale de son rapport d’enquête, il avait vu son appel rejeté, la veille, par la commission des recours de la FIFA.

Le 13 novembre 2014, M. Garcia s’était étranglé en lisant la synthèse de 42 pages réalisée à partir de son travail par l’Allemand Hans-Joachim Eckert, président de la chambre de jugement du comité d’éthique. Le magistrat munichois avait, certes, relevé des éléments douteux mais de « portée très limitée ». Il avait alors conclu que l’attribution des Mondiaux 2018 et 2022 n’avait pas lieu d’être remise en cause.

Le rapport Garcia : une somme de 400 pages de preuves

Michael Garcia avait disposé d’un budget de 5 millions d’euros et d’une équipe de cinq enquêteurs pour effectuer une tournée mondiale en vue de la rédaction de son rapport. Au total, il avait rassemblé 220 000 preuves matérielles et réalisé 75 entretiens individuels avant de boucler son rapport de 400 pages.

Quand le fruit de son travail sera-t-il publié par la FIFA ? En avril 2015, Le Monde avait posé la question au Suisse Cornel Borbély, successeur de M. Garcia. Par le biais de son porte-parole, il avait fait savoir que le document « sera publié après l’achèvement de toutes les procédures ».

Cinq dirigeants, dont quatre « votants » du 2 décembre 2010 pour l’attribution des Mondiaux au Qatar et à la Russie, ont fait l’objet d’une enquête disciplinaire. Ex-patron de la commission d’évaluation technique chargée d’examiner les dossiers des nations candidates, le Chilien Harold Mayne-Nicholls a été suspendu sept ans, en juillet 2015, par le comité d’éthique.

Membre du comité exécutif, le Belge Michel D’Hooghe a été blanchi, le 24 février 2015. Vice-président de la FIFA et patron de la fédération de son pays, l’Espagnol Angel Villar Llona a reçu, en novembre 2015, un avertissement et une amende de 23 150 euros pour n’avoir pas pleinement collaboré à l’enquête de M. Garcia.

Ancien membre du comité exécutif (2007-2011), l’Allemand Franz Beckenbauer a, lui aussi, été averti pour avoir, dans un premier temps, refusé de répondre aux questions sur l’attribution des deux prochains Mondiaux. Quant au Thaïlandais Worawi Makudi, il a été suspendu pour cinq ans, en octobre.

« La décision du président de la chambre de jugement contient plusieurs présentations incomplètes et erronées des faits et conclusions détaillées dans le rapport », avait riposté l’enquêteur américain, qui s’était penché durant près d’un an sur le vote d’attribution du 2 décembre 2010.

Depuis, son enquête est restée dans les cartons de la FIFA. Même si un exemplaire du document a été transmis, en 2015, par la fédération au procureur suisse, Michael Lauber, qui a relevé 133 mouvements financiers suspects lors de son enquête sur l’attribution des Mondiaux 2018 et 2022.

L’administration de la FIFA a eu accès au rapport

Quand la fédération publiera-t-elle le rapport ? D’après les communicants de la FIFA, seul Hans-Joachim Eckert a le pouvoir « d’autoriser sa publication ». « Il ne l’a pas fait jusqu’à présent pour des raisons qui lui sont propres. Tout ce qui contribuera à amener de la clarté sur ce qu’il s’est passé avant, de la transparence concernant les méfaits, ne pourra qu’aider la FIFA », indique-t-on au siège de l’instance, à Zurich.

Alors que plusieurs salariés de l’organisation ont émis le souhait de faire fuiter le document, les projecteurs sont aujourd’hui braqués sur M. Eckert, « criminologue indépendant de renommée mondiale », comme on aime le rappeler à la fédération.

Au regard « du principe d’indépendance », dans lequel se drapent ses cadres, comment l’administration de la FIFA a-t-elle pu avoir un droit de regard sur le rapport ?

Suspendu huit ans (peine allégée de deux ans depuis), en décembre 2015, justement par M. Eckert, l’ex-président de la FIFA (1998-2015) Sepp Blatter assure au Monde que « la commission d’éthique a perdu son indépendance au moment où Garcia est parti ». « Quand Garcia venait à la FIFA, il prenait avec lui une secrétaire et un juriste, qui travaillaient avec lui », raconte l’ancien dirigeant suisse, 80 ans, qui assure n’avoir « jamais vu et lu ce rapport », contrairement à ce qu’affirment d’autres sources. « Depuis lors, le secrétariat de toutes les commissions indépendantes est assuré par le chef des affaires légales de la FIFA », ajoute-t-il.

Ce directeur juridique est le Suisse Marco Villiger, promu secrétaire général-adjoint par le nouveau président Gianni Infantino, élu le 26 février. Chargé de l’administration de la FIFA, ce cadre a-t-il eu accès au rapport Garcia ? Selon plusieurs sources internes et externes, M. Villiger a bien lu le document, qu’il garde au secret dans un coffre au siège de la fédération. Selon nos informations, l’ex-secrétaire général français Jérôme Valcke (2007-2015), radié dix ans, a eu, lui aussi, accès au rapport. Contacté, ce dernier n’a pas donné suite.

L’ex-président de la FIFA, Sepp Blatter, en juillet 2015. | FABRICE COFFRINI / AFP

Au regard « du principe d’indépendance », dans lequel se drapent ses cadres, comment l’administration de la FIFA a-t-elle pu avoir un droit de regard sur le rapport ? « Seuls les membres du comité d’éthique étaient censés l’avoir, rappelle un ancien cadre dudit comité. En principe, personne de l’administration ne devait y avoir accès. Quant à Villiger, peut-il l’avoir caché à Infantino… ? » En tant que patron du comité « indépendant » d’audit et de conformité, l’Helvète Domenico Scala – démissionnaire en mai – a, lui aussi, eu accès au rapport puisqu’il a émis ses recommandations juridiques avant le vote du comité exécutif du 19 décembre 2014.

« Infantino doit publier ce rapport »

Contacté par Le Monde, M. Garcia n’a pas répondu à nos sollicitations. Selon nos informations, l’enquêteur américain a toujours pensé que personne n’avait lu le produit de son travail au sein de l’administration. « Je suis absolument étonné que l’administration de la FIFA ait lu ce rapport, réagit un ancien vice-président de la FIFA, qui a participé au vote du comité exécutif de décembre 2014. Nous nous étions mis d’accord pour que le rapport soit publié une fois que les individus sous enquête aient été entendus. Il doit être publié. La FIFA ne peut plus esquiver. Infantino doit le rendre public. »

« Qui peut publier le rapport Garcia ? C’est la commission d’éthique. Elle n’est plus indépendante. La FIFA et son président pourraient dire aujourd’hui on le publie” », insiste Sepp Blatter.

Contacté, le porte-parole de M. Eckert confirme que, outre le comité d’éthique, « seul M. Villiger et personne d’autre », a « accès » au rapport. « Hans-Joachim Eckert a la pleine autorité de décider de la publication du rapport Garcia, déclare ce porte-parole. Néanmoins, aussi longtemps qu’il y a des procédures éthiques et la possibilité que d’autres soient ouvertes dans le futur, une publication du rapport est impossible à ce stade. Ceci n’entraverait pas seulement les enquêtes du comité d’éthique, mais aussi affecterait négativement les droits des personnes concernées avant qu’une décision soit prise. » Autant dire que la FIFA n’est pas prête de publier le si encombrant rapport Garcia.