Abdallah Bouiissi, responsable du barrage de Nebhana, constate qu’il n’est rempli à moins de 10 % de sa capacité. | Mohamed Haddad

« Et s’il n’y avait plus d’eau ? » Les agriculteurs d’Ain Boumerra, au nord de Kairouan, dans le centre de la Tunisie, se sont longtemps posé la question sans trop s’en soucier : tant que le barrage de Nebhana est là, l’eau est garantie. Une certitude mise à mal depuis le début de l’été 2016. Les vannes sont fermées depuis le 1er juin, et barrage quasiment à sec. Avec 3 millions de mètres cubes contre 6 millions en décembre 2015, il n’était rempli qu’à moins de 10 % de sa capacité. Une goutte d’eau !

Abdallah Bouiissi, avec des airs de capitaine Haddock aux lunettes bien arrondies, est à l’image de la vieille école de fonctionnaires francophones. Il veille sur le barrage depuis trois décennies et part dans quelques semaines à la retraite. Le directeur du site est une mémoire vivante de la région, il connaît ce barrage aussi bien en surface que sous l’eau.

« Rien n’est tombé dedans »

On découvre le barrage en se frayant un chemin entre les chèvres et les moutons sur une route escarpée en partie abîmée par les récentes pluies torrentielles. « C’est ironique… il n’a plu qu’en bas du barrage, rien n’est tombé dedans. Ça aurait été tellement plus bénéfique », confie Abdallah Bouiissi. L’édifice de 30 mètres, construit au début des années 1960 grâce à l’aide américaine, est niché au milieu de collines calcaires.

M. Bouiissi ne se remet pas de voir le barrage quasiment vide, malgré une saison 2016-2017 finalement qualifiée de « bonne année de pluie ». Et l’été 2017 s’annonce très difficile. La dernière fois que l’eau a débordé, c’était en 2012. « En Tunisie, on est habitué à avoir une bonne année de pluie contre 3 ou 4 sèches ». Mais la crise de l’eau a été aggravée par les nouvelles pratiques agricoles.

Si les agriculteurs de la région ont des besoins disproportionnés en eau, c’est que les pratiques et le type des plantations ont changé. Rentables, résistants, d’un cycle de croissance rapide, les petits pois envahissent les terres d’Ain Boumerra en hiver. Une culture très gourmande en eau et déconseillée par les autorités régionales chargées de l’agriculture, qui recommandent les arbres fruitiers. « Tout ce qu’on peut faire, c’est de la responsabilisation, se désolait en septembre le ministre de l’agriculture Samir Bettaïb. On ne peut pas leur interdire de planter des petits pois, seulement les décourager en jouant sur le prix de la semence ou des engrais. » Ainsi va le dilemme : les cultures traditionnelles, adaptées au climat, ne sont plus assez rentables pour assurer la survie économique des agriculteurs, et les nouvelles pratiques mettent en péril tout le secteur agricole.

La gendarmerie ne répond plus

Ain Boumerra fait partie des zones irriguées par le barrage de Nebhana. Dans ce lieu-dit à 8 km au sud du barrage, les citronniers se meurent et les abricotiers jaunissent. Seuls les oliviers, qui ont en vu d’autres, tiennent le coup. « La grande catastrophe, c’est l’utilisation de l’eau en dehors du périmètre d’irrigation publique », estime Lotfi Mansouri, responsable technique du Groupement de développement agricole (GDA), qui passe d’un arbre à l’autre en pointant les fruits rétrécis et asséchés. Sa structure est chargée d’acheter l’eau au ministère de l’agriculture et de le revendre aux paysans locaux dans un périmètre dont les contours sont fixés par arrêté ministériel.

Lotfi Mansouri, responsable du Groupement de développement agricole (GDA) devant les lettres aux autorités qui demandaient d’économiser l’eau du barrage et sont restées sans réponse. | Mohamed Haddad

Seulement voilà : certains utilisent l’eau publique en dehors du périmètre. Certains chefs de GDA, élus par les paysans, ont même été les auteurs de ces infractions, gagnant au passage la sympathie des bénéficiaires. « Avant 2011, la gendarmerie était prompte à répondre à ce genre d’abus », se souvient M. Mansouri. Depuis la révolution tunisienne, braver les règles ne coûte rien tant qu’on ne se fait prendre, poursuit-il. Des poursuites judiciaires ont été engagées dans certains cas, mais les amendes sont négligeables par rapport au profit tiré de l’exploitation.

Durant l’hiver 2015-2016, plusieurs GDA, voyant le niveau du barrage de Nebhana baisser, ont demandé aux autorités régionales d’arrêter l’approvisionnement en eau des cultivateurs de petits pois. Objectif : en laisser aux arbres fruitiers durant la saison chaude. Ces lettres, accrochées au tableau de la pièce minuscule qui sert de bureau au GDA d’Ain Boumerra, sont restées sans réponse. C’est le contraire qui s’est passé : les planteurs de petits pois ont manifesté devant le gouvernorat et ont coupé la route. Pour s’assurer la paix sociale, le gouverneur a ouvert les vannes, avec les conséquences qu’on connaît.

La dernière livraison du barrage a été faite le 31 mai, si bien qu’aucun mètre cube d’eau n’a été mis à disposition des agriculteurs durant les mois chauds d’été. Une aberration, car le barrage de Nebhana sert non seulement d’eau d’irrigation pour quatre gouvernorats (Kairouan, Monastir, Sousse et Mahdia), mais aussi d’eau potable quand elle vient à manquer. En plein été, plusieurs communes de la région touristique de Sousse ont été privées d’eau de 20 heures à 8 heures, coïncidant avec le ramadan. La réponse du gouvernement, via le ministère des affaires religieuses, a été d’organiser des « prières pour la pluie ». Le Tout-Puissant les a entendues, mais trop tard, elles sont arrivées en octobre et n’ont pas suffi à remplir le barrage.

La Tunisie se réchauffe

Voici les conclusions d’une étude sur les tendances et les projections climatiques en Tunisie par Haythem Belghrissi, ingénieur chercheur en climatologie à l’‎Institut national de la météorologie de Tunis, consultable ici.

Température : De 1950 à 2010, la température a augmenté en moyenne de 2,1 degrés en Tunisie. Les températures moyennes ont augmenté trois fois plus en été que pendant les hivers. De deux vagues de chaleurs par an dans les années 1980, la Tunisie est passée à 4 dans les années 2010, et l’intensité de ces vagues de chaleur a doublé.

Précipitations : Tendance quasi-générale de diminution des précipitations annuelles. Cependant, les jours de fortes précipitations ont augmenté de 10,6 par décennie depuis les années 1980.

Sécheresse: La sécheresse est devenue plus longue, plus fréquente et plus intense.

Aridité: L’augmentation de la température et la diminution des précipitations provoquent une diminution de l’indice d’aridité ce qui a comme résultat une migration de l’aridité vers le nord de Tunisie.